La sortie l’an dernier de Passion simple et de L’Événement a permis de constater à quel point les récits « auto-socio-biographiques » d’Annie Ernaux sont des défis lancés à l’adaptation cinématographique. Outre les limites des dispositifs choisis par les réalisatrices Danièle Arbid et Audrey Diwan (voir les textes qui leur ont été consacrés sur Critikat), force est de constater que la voie documentaire empruntée par Les Années Super-8 semble a priori plus proche de l’univers de l’écrivaine – ne serait-ce que parce qu’elle en est la coréalisatrice, aux côtés de son fils David Ernaux-Briot. La redécouverte des films amateurs de Philippe Ernaux, point de départ du projet, n’est d’ailleurs pas sans évoquer la genèse des Années (2008) et de Mémoire de fille (2016), deux ouvrages où de vieilles photographies surgies du passé donnaient l’impulsion d’une enquête mémorielle sur le poids des injonctions sociales. Depuis la publication de La Place en 1984, l’écrivaine n’a eu de cesse de dresser un état des lieux des conditionnements à l’œuvre sur les corps minoritaires (les prolétaires, les transclasses, les femmes). Dans Les Années Super-8, la caméra se révèle à cet égard un outil d’analyse précieux, puisque le figement des attitudes et des silhouettes à un moment donné de leur histoire invite à reconstituer, par le truchement de l’écriture, la « vision d’un monde » inaccessible si l’on s’en tient à la surface des images. Le commentaire récité par Ernaux, en prolongement de sa propre œuvre littéraire, vise dès lors à restituer la conscience de quelques êtres chers par l’exégèse de détails prosaïques. Derrière cet ensemble de signes disparates se révèlent alors les non-dits d’existences anonymes, mais aussi les ferments de drames à venir : ce qui pointe ici, sous les images d’un bonheur unanime, tournées en vacances au Maghreb, en Espagne ou en Charente, c’est toute l’insatisfaction d’une prof de lettres à l’aube d’une carrière d’écrivaine, pressée d’en finir avec un mariage qui s’enlise.
Bruits de fond
En se donnant l’apparence de la spontanéité, les scènes de complicité familiale jettent le discrédit sur la sincérité des images, ainsi que le souligne une intuition brillante d’Ernaux, qui décrit l’attitude de ses enfants sous l’œil de la caméra, trop joviale pour n’être pas suspecte, comme un « happening théâtral permanent ». Reste que ce passage montre aussi l’un des principaux défauts du documentaire, à savoir la dichotomie permanente entre la voix de l’écrivaine et le traitement des images – du premier au dernier plan, seul le discours d’Ernaux apporte un contrepoids au spectacle d’une liesse sans fin et plus ou moins feinte. On aurait pu espérer que la mise en scène embrasse davantage l’horizon sémiologique et critique propre au récit ernausien ; au contraire, le montage semble trop souvent aléatoire, entre respect pour l’intégrité des archives et stylisation soudaine (cf. le montage parallèle entre une corrida et une procession religieuse en l’honneur de la Vierge Marie). Le choix récurrent d’une musique doucereuse et d’un sound design « immersif » (nappes éthérées, omniprésence des sons d’ambiance) donne d’ailleurs un aspect résolument confortable à l’ensemble : on se coule un peu trop facilement dans cette exploration exotique et vintage, au risque qu’elle ne suscite plus grand chose, ni engouement ni malaise. Peut-être est-ce là une manière de restituer l’état de quiétude satisfaite de la famille Ernaux, à l’orée de son ascension sociale ? C’est aussi manquer toute la portée réflexive de l’œuvre ernausienne pour s’en tenir à sa surface cosmétique, la restitution détaillée de l’ambiance d’une époque.
Une question reste alors en suspens : comment l’écrivaine est-elle parvenue à manquer sa transition vers le septième art ? En regardant le générique de fin, on peut hasarder une hypothèse : là où l’activité solitaire de l’écriture et la maîtrise patiente du style lui permettent d’exercer un plein empire sur le fonctionnement de sa propre mémoire, on gagera que la dimension collective des Années Super-8 (rappelons que le film est réalisé à six mains) a entravé l’impératif de rigueur qui fait habituellement le sel de son écriture.