Quelques semaines après Téhéran sans autorisation de Sepideh Farsi, nous voici à nouveau face à des images venues d’Iran, avec cette même urgence, cette même souffrance d’une frange de la population dans un pays étroitement cadenassé. On est frappé par cette étrange résonance prémonitoire qui fait que les images de la contestation depuis juin 2009 semblent être le prolongement de celles contenues dans ces deux films. Celui de Bahman Ghobadi est un objet rageur et dissident ; si on doit définir la valeur d’une œuvre par rapport à sa nécessité, nous avons affaire à un très grand film, fait d’un matériau exceptionnel. En se plaçant sur d’autres critères de jugement, on sera, presque à corps défendant, beaucoup plus mitigé face à cet objet confus et souvent mal fichu.
Bahman Ghodabi n’est pas le dernier venu, ni en Iran, ni ailleurs, où il est un habitué des festivals, Caméra d’or à Cannes en 2000 pour Un temps pour l’ivresse des chevaux et Grand Prix à San Sebastián pour Les tortues volent aussi et Half Moon (2004 et 2006). Bref, il est un cinéaste respecté et reconnu. Dans son pays, il vit ce que beaucoup d’autres vivent : l’empêchement. Les Chats persans est né précisément de cela : un geste de colère et de désobéissance. Ces dernières années, Bahman Ghobadi a collectionné un nombre impressionnant d’interdictions, pour un film, puis pour un disque. Ceci l’a conduit à l’enregistrement d’un album dans un studio clandestin, où il a découvert un monde parallèle, composé notamment de rockers, de bluesmen, de popeux. Les termes « indie » et « underground » y ont rarement aussi bien porté leur nom. C’est dans ces conditions qu’il rencontre deux jeunes gens, Negar et Ashkan ; le film n’est déjà plus très loin. Ce seront les deux principaux personnages, dans leur propre rôle ou presque.
« Based on a true story » comme dirait un métrage hollywoodien. C’est ce qui s’inscrit à l’écran au générique, on a donc affaire à une fiction revendiquée, à partir de personnages du réel et de situations vécues par eux. Tourné sans autorisation (et sans la moindre demande d’ailleurs), le film se joue à l’intérieur de ce qu’il représente, à savoir la constante trouille de se faire arrêter pour faire une chose des plus normales pour un artiste : créer. La première scène est une mise en abyme très malicieuse et d’une belle efficacité. Dans un studio improvisé, le cinéaste enregistre sa musique hors du champ puis à l’arrière-plan alors qu’un dialogue entre Babak, le patron du lieu, et une jeune fille présente le projet et les enjeux du film. Les Chats persans se situent à une jointure réel-fiction qui est plus subie par les circonstances que choisie. Ceci n’est pas sans créer une tension certaine, très palpable, notamment lorsque Negar sonne à une porte et qu’elle lance un regard inquiet vers la rue. Il est alors difficile de séparer l’acte consistant au fait d’avoir à jouer la peur dans l’espace de la fiction et le fait d’avoir peur que la police débarque pour de bon afin d’arrêter un tournage qui n’a pas lieu d’être dans ce pays.
Les Chats persans décrit un arc narratif finalement assez convenu et traditionnel. Negar et Ashkan sont deux jeunes gens empêchés de pratiquer leur musique. À leur sortie d’un séjour en prison, ils cherchent à former un groupe dont le but est de quitter le pays ; pour cela ils doivent collecter de l’argent et se procurer des papiers : ils ont deux semaines. Les deux jeunes musiciens s’attachent les services de Nader, une sorte de manager survolté et roi de la combine. Les Chats persans raconte donc cette quête, qui est en effet celle d’une bonne partie de la jeunesse iranienne (pas forcément, comme le laisse trop souvent entendre des propos caricaturaux, celle bien née des quartiers nord de Téhéran) : aller se construire ailleurs, avec le cœur lourd de ceux qui subissent ces exils forcés. La magouille pour les papiers avec cette visite chez un faussaire (5$ le visa pour l’Afghanistan, 12000 pour les États-Unis, faites votre choix), la course effrénée contre les autorités mais aussi le temps. Ou comment face à l’interdiction et l’arbitraire, la désobéissance est un art, et l’art, un risque de tous les instants.
Les Chats persans est souvent captivant, étonnant, émouvant, sans oublier d’être drôle. On est entraîné dans un dédale d’escaliers que l’on monte et descend pour atteindre d’improbables pièces insonorisées artisanalement (la boîte à œufs est universelle), quand ce n’est pas du gros son metal dans l’étable d’une ferme isolée. Le film reflète bien cette urgence, ce combat mené contre beaucoup de choses à la fois. On est en fait face à un bien étrange objet qui fait entrer également, par le biais de Nader – dont l’abattage et le bagout sont proprement hallucinants –, un soupçon des comédies populaires que l’on peut voir en Iran, avec une certaine outrance mais évidemment sans le règne de l’ordre moral – dans ces fictions produites en série, à la fin le jeune mâle adulte immature et déconneur trouve la voie de la sagesse : au minimum le mariage. L’incorporation de cet élément burlesque dans un ensemble qui se termine d’une manière froidement tragique ne brouille pas la cohérence du film. C’est davantage le cas avec la tournure docu-clipesque de certaines séquences : fond musical (pourvu que la bande originale soit disponible, elle est inégale mais parfois formidable) et montage syncopé formant des sortes de poèmes visuels d’amour-haine envers Téhéran et l’Iran.
On comprend tout à fait que Bahman Ghobadi ait envie de donner la parole à ces artistes qui en sont privés, mais le passage de world music à la campagne avec soleil couchant en contre-jour est réellement un très mauvais moment à passer, c’est le pire, malheureusement pas le seul. Au regard des conditions dans lesquelles le film fut tourné, il est évident que Les Chats persans pouvait difficilement se présenter sous la forme d’un produit léché et calibré, pour autant il faut bien signaler ces limites. Avec un matériau considérable mais très peu de temps (dix-sept jours de tournage ; pas le choix, Negar et Ashkan partaient en Grande-Bretagne le dix-huitième jour), Bahman Ghobadi signe un film de valeur, mais considérablement boitillant, notamment dans la difficulté à filmer ce qui se présente souvent à lui : la musique.
L’élément musical prend souvent, pas toujours, mal en charge les images. L’inverse est aussi vrai. Entre ses différentes formes potentielles (fiction, documentaire, clip), le cinéaste ne semble pas avoir vraiment choisi et assumé, il a surtout manqué cruellement d’inspiration au montage. On a du mal à lui en vouloir, mais on ressort un peu frustré, avec l’impression que les possibles, même un seul, du film n’ont pas été exploités. Il y a aussi cette idée de ne pas avoir assez goûté le son pop-rock mélancolique, élégant, tantôt nerveux, parfois aérien de nos deux faces de lune. On voudrait aussi en savoir plus, sous une forme ou une autre, à propos de ce charismatique et subversif rappeur (dont une chanson ouvrait aussi Téhéran sans autorisation), une sorte de Omar Khayyam du XXIe siècle qui chante « Dieu réveille-toi, je suis devenu une ordure ». Dans le même titre, il scande le fait que Téhéran est « une ville où tout ce que tu vois te provoque ». Ici, la résonance est forte, aussi bien pour ce film éclaté et inégal que pour son auteur qui vit désormais en exil.