La singularité la plus évidente des Funérailles des roses tient à sa description du quartier tokyoïte de Shinjuku où se mêlent, en cette fin des années 1960, travestis, jeunes homosexuels et artistes d’avant-garde dans un univers de drogues, de sexe et de contestation politique. C’est dans ces rues que Matsumoto situe le Genet, bar à hôtesses où Eddie travaille et se produit. Dans la première partie, la mise en place de l’intrigue se double d’interviews face caméra de gays habitués du quartier, dans une esthétique simple empruntée au cinéma direct. S’y ajoutent d’autres plans d’extérieurs pris sur le vif, mais à la pureté et à l’étrangeté très composées. Citons ce panoramique qui aboutit à une vue générale d’une place en plongée sur laquelle des enfants jouent avec un fauteuil gonflable : Matsumoto utilise l’incongruité de cette scène d’une façon presque abstraite en inscrivant, par son cadrage, le mouvement du jeu des enfants dans le dessin géométrique de l’architecture moderne. Ce plan correspond parfaitement aux recherches documentaires et expérimentales menées par le cinéaste tout au long des années 1960, comme en témoignent notamment The Weavers of Nishijin (1961) ou The Song of Stone (1963), deux études dont la portée documentaire (voire politique) est assumée bien plus par la puissance abstraite des images et du montage que par une description objective à laquelle Matsumoto ne croyait pas. Son approche théorique du « néo-documentaire » entend capter la subjectivité de l’objet filmé, rejetant toute tentation de neutralité ou de surplomb. En cela, la dimension fictionnelle de Funérailles des roses constitue une forme d’aboutissement (alors même qu’il s’agit du premier long-métrage de Matsumoto), puisque l’intrigue adopte le point de vue de ses personnages tout en documentant, à travers leurs yeux, la réalité dans laquelle ils s’inscrivent. Le choix des acteurs, qui mélange professionnels et amateurs, participe de la même logique. Shinnosuke Ikehata (alias Peter), qui incarne Eddie dans le film, joue presque son propre rôle : Matsumoto l’a découvert dans un club gay de Tokyo où il se travestissait. Dépassant l’antagonisme entre documentaire et fiction avec tout son spectre (du faux documentaire à la fiction basée sur des faits réels), Les Funérailles des roses construit plutôt une forme de subjectivité à la fois évidente et ambiguë.
Le jeu des citations
Dans sa forme hybride emprunte de recherches expérimentales, le film multiplie les registres d’images (spots d’actualité déformés, scènes accélérées, séquences surexposées, film dans le film, etc.) et les effets de montage (entre scènes très découpées et plans séquences virtuoses) typiques des avant-gardes artistiques de son époque. La référence la plus évidente est sans doute celle au Pop art américain : le prénom Eddie, en plus de sa ressemblance avec Œdipe, cite une muse warholienne de la Factory. On retrouve également dans le film des éléments visuels empruntés au comics et aux œuvres de Roy Lichtenstein, tandis que la culture de masse se révèle abondamment représentée, depuis les enseignes lumineuses jusqu’au visage de Marilyn servant de cintre, en passant par cette affiche des Beatles ostensiblement accrochée au mur. Les citations cinématographiques ne sont pas en reste. Dès la scène d’ouverture, l’étreinte des corps en gros plan évoque Hiroshima mon amour, tandis qu’un plan d’Eddie debout devant un mur couvert d’affiches reproduit presqu’à l’identique une scène de Vivre sa vie. Le cinéma de la Nouvelle vague domine dans ce jeu de citations et Matsumoto embrasse même son admiration pour Hitchcock, dont la relecture ici est sans doute la plus jouissive. Un remake de la scène de Vertigo où Madeleine contemple le portrait de Carlotta au musée revient à plusieurs reprises jusqu’à trouver un dénouement cocasse. Le flashback fondateur de Marnie est également repris, détourné et rallongé dans un bain de sang, alors que la fin de la scène de la douche de Psycho vient clore le suicide de Gonda, encore une fois à grand renfort d’hémoglobine. Ces détours par Hitchcock dans leur violence outrée semblent également évoquer une certaine tradition japonaise horrifique et gore actualisée par des procédés de mise à distance proches de la parodie.
Mythologie queer
Le foisonnement visuel du film ne doit pas faire oublier sa portée subversive, le mythe d’Œdipe étant ici associé à une iconographie queer et à des allusions sexuelles transparentes – la sodomie est évoquée dans une scène d’amour avant que l’on découvre qu’il s’agissait du tournage d’un film dans le film, la comédie (dans tous les sens du mot) allant ici toujours de pair avec la provocation. Visiblement influencé par Pasolini, Matsumoto substitue à l’antiquité antéhistorique d’Œdipe roi sa vision du Japon contemporain, mais le déplacement engendre les mêmes effets : il n’y a pas de différence entre l’effroi des paysans thébains devant les yeux crevés de leur roi et celui des passants tokyoïtes lorsqu’Eddie, ayant accompli son destin, sort sur le trottoir dans un travelling étrange qui adopte un point de vue subjectif désormais impossible. Au-delà de cette dimension mythologique, Les Funérailles des roses se révèle touchant dans ses tentatives d’inventer des manières de filmer ces êtres sans jugement moral ni fascination malsaine. L’un des plus beaux moments du film se loge ainsi dans les plis d’une scène banale où Eddie et ses amis sont sortis manger une glace dans un marché couvert. Matsumoto crée pour eux une toute nouvelle iconographie dont il nous donne la clé à la fin du film : une même image est revenue plusieurs fois, des hommes nus de dos sont alignés sur un fond blanc. À sa dernière apparition, le cadre s’est élargi et l’on peut voir que le dernier homme à droite arbore une rose entre les fesses, accessoire comique, érotique et marque de la fatalité.