Au fil des douze tableaux qui le composent, Vivre sa vie raconte l’histoire de Nana, jeune vendeuse attachante qui, acculée par des problèmes d’argent, doit renoncer à son rêve de devenir actrice et finit par tomber dans la prostitution. Reprenant les codes de l’enquête télévisuelle (l’inspiration du scénario vient de l’ouvrage du juge Marcel Sacotte, Où en est la prostitution), tout en faisant référence aux films de série B, Godard donne vie à une œuvre paradoxale, qui est autant un tableau sans fard de la prostitution qu’un hommage à sa muse de l’époque, Anna Karina. De fait, derrière la simplicité linéaire de son intrigue, Vivre sa vie a tout l’air d’un hybride aux contours difficiles à définir : c’est peut-être dans cette tension qui le traverse, et dans la dextérité avec laquelle il interroge le réel autant que la poésie, le cinéma aussi bien que le champ social, que l’on doit chercher l’origine de l’étonnement qu’il continue de susciter.
Une esthétique discrète
La première scène de Vivre sa vie nous montre la protagoniste, Nana, alors qu’elle discute avec Paul, de dos au comptoir d’un café. Derrière l’apparent naturalisme d’une image cueillie sur le vif, un autre parti pris se dessine : celui d’une esthétique discrète, où la forme se livre tout en s’esquivant et où le style se refuse à être immédiatement déchiffrable. Godard joue sur une palette de registres qui va de l’image documentaire au tableau. Vignette, photographie, affiche : autant d’arts qui s’essaient à cerner les multiples facettes du quotidien, et auquel le réalisateur se réfère explicitement, puisque les « tableaux » qui structurent son film sont en réalité une suite de scènes de vie dans différents quartiers parisiens. En ce sens Vivre sa vie revendique une esthétique mineure, qui justifie aussi bien les références aux B movies qu’à l’enquête télévisée.
Cadrer, encadrer
Au cœur de cette apparente insouciance formelle, l’artifice de certains plans surgit avec une force redoublée : c’est la vue du visage de Nana adossée à une fenêtre dont on voit le carreau et la poignée vermoulue, ou encore son apparition devant un mur recouvert d’affiches aux formes géométriques. Autant de fragments qui témoignent, de la part de Godard, d’une véritable réflexion sur la valeur du cadrage en tant que dispositif.
Le cadre est donc esthétique, mais également politique, dans la mesure où il constitue le premier dispositif par lequel advient l’enfermement de la protagoniste dans une société d’hommes. Dès le générique, ce questionnement est manifeste, alors que défilent sur l’écran plusieurs vues de Nana de face et de profil qui évoquent aussi bien une suite de portraits que le fichage policier auquel elle sera soumise plus tard. Il interagit avec le thème de la prostitution, central pour Godard (qu’on songe notamment à Deux ou trois choses que je sais d’elle), où le cinéaste voit la cristallisation des rapports sociaux et de la domination qui s’y joue. Nul hasard, donc, à ce que le cadrage trouve son paroxysme dans la section consacrée aux prostituées, où défilent dans des coupes rapides les multiples gestes qui rythment les échanges avec leurs clients. Inspirée du Pickpocket de Bresson, la fragmentation quasi tayloriste des corps et des mouvements trahit la contrainte que les rapports économiques impriment à ces corps féminins.
Le mot juste
Contrepartie d’un tel « encadrement », discret mais pervasif, la soudaine libération du corps de l’actrice dans de longues scènes de travelling qui sonnent comme autant de tentatives d’émancipation. On songe à la fameuse scène où Nana, au rythme d’un juke-box, serpente entre les tables de billard et se lance dans une danse improvisée. Ces instants de « dépense » où la caméra joue avec le hors-champ et la profondeur matérialisent aussi les efforts déployés par la protagoniste pour échapper à l’enserrement du monde alentour.
Dans le même temps, ils nous rappellent à quel point, pour Nana, le fait d’exister passe par le regard d’autrui (« vous trouvez que je suis spéciale ?»), certes, mais aussi par une exigence intime d’expression. C’est à ce besoin qu’on peut reconduire non seulement sa gestuelle et ses mots, alors qu’elle revient à plusieurs reprises sur sa difficulté à parler et son silence devant la peur de ne pas trouver le mot juste. Les hésitations de Nana sont autant de signes de cette recherche de justesse, dans la vie et les mots, car « au fond, il faut essayer d’être de bonne foi ». Mais cette éthique qui la pousse à s’émerveiller du monde autour d’elle est aussi ce qui l’expose à sa brutalité. Comme le dit l’ami du maquereau au moment où celui-ci s’apprête à parler à la jeune femme : « injure-la : si c’est une pouffiasse, elle répondra, si c’est une femme du monde elle ne dira rien. » Devant cette alternative où le perdant est déjà désigné d’avance, la jeune femme ne peut qu’esquisser un sourire triste.
La Passion au miroir
Le pressentiment qu’a Nana de son destin, en butte à tout l’enthousiasme dont elle fait preuve, apparaît en filigranes dans ces moments où son visage devient soudain mélancolique. Ainsi, après avoir affirmé à son amie Simone que tout est beau, puisque les choses sont ce qu’elles sont, elle conclut en disant que « les hommes, ce sont les hommes ; et la vie, c’est la vie ». Mais cette dernière phrase est prononcée avec tristesse, et trahit la résignation derrière l’élan de la protagoniste. La référence au Jeanne d’Arc de Dreyer et à son expression de la souffrance par la transfiguration d’un visage réapparaissent donc ici, sur un mode mineur. Ce n’est plus le sublime de Jeanne, mais la poésie d’une « môme » (pour reprendre la chanson de Jean Ferrat, lequel fait son apparition dans le film) qui se revoit en elle et pleure au cinéma. Cette reconnaissance qui advient d’une femme à l’autre nous rappelle cependant leur filiation : derrière le caractère anodin d’une existence comme tant d’autres, Nana s’apprête à vivre elle aussi sa passion.