1968 : la France a peur, et pas seulement de la « chienlit » qui va secouer les pavés parisiens au printemps. Un passé lourd et encore frais la hante, le souvenir de l’horreur physique et morale dans laquelle elle a dû se retirer de « là-bas », de renoncer à une nouvelle parcelle de son emprise coloniale anachronique. À l’époque, et pour quelque temps encore, on appelle cela « les événements » d’Algérie, et en suggérer même une autre formulation est un tabou. Tourné deux ans plus tôt, la coproduction italo-algérienne La Bataille d’Alger ne verra son visa d’exploitation délivré qu’en 1971, pour être aussitôt retirée des salles où elle restera invisible jusque dans les années 2000. Au même moment, « là-bas », chez les vainqueurs, c’est évidemment une autre histoire. On prend « les événements » avec moins de honte et de pusillanimité — mais aussi plus de désinvolture, parfois — et on n’hésite pas, comme dans ces Hors-la-Loi, à tâcher d’intégrer cette part d’histoire tourmentée dans la culture populaire. À l’instar de La Bataille d’Alger, Les Hors-la-Loi n’auront droit qu’à une sortie française en catimini en 1975, manquement réparé seulement aujourd’hui.
Un début sous influence
Les mémoires les plus agiles — et les esprits les plus chagrins — se rappelleront avoir vu le nom de Tewfik Farès il n’y a pas si longtemps : au générique de Home, le prospectus-diaporama creux à la morale facile de Yann Arthus-Bertrand, dont il avait coécrit les commentaires. Mais l’homme, qui œuvre depuis une trentaine d’années pour la télévision française, a apporté un peu plus que ça au cinéma. Scénariste de formation, il a ainsi commencé sa carrière en participant, dans les années 1960 – 70, aux débuts du cinéma algérien indépendant et conscient de son difficile héritage, collaborant notamment avec le réalisateur Mohammed Lakhdar-Hamina (Le Vent des Aurès, Chronique des années de braise). Et lui-même a réalisé, conformément à l’accroche publicitaire, « le premier film algérien en couleurs » : Les Hors-la-Loi, narration aux allures de mythification des prémisses immédiates de la guerre d’indépendance.
Les Hors-la-Loi enrobe les événements d’avant « les événements » sous les oripeaux d’un des genres les plus populaires qui soient, de toute évidence apprécié du réalisateur : le western — évoquant moins, cependant, les grandes plaines des États-Unis que le versant latin, la chaleur mexicaine ou même celle des décors espagnols utilisés par les westerns-spaghetti. Les décors naturels des Aurès secs et rocailleux propices aux panoramiques, les villages aux places poussiéreuses et aux murs clairs et bruts s’y prêtent facilement ; Farès en rajoute un peu, affublant ses hors-la-loi de ponchos, se livrant à quelques effets de style — zooms et gros plans — inspirés de Sergio Leone, invitant la guitare du « Métèque » Georges Moustaki pour la musique vagabonde du film. L’intrigue, elle, pourrait convenir à n’importe quelle chronique d’outlaw hollywoodien. Un jeune soldat en butte à la hiérarchie française déserte pour accourir au chevet de son père mourant. Rendu à son village natal pour assister à l’enterrement, il est capturé par le chef local — ou caïd — qui le livre servilement aux autorités. Il s’évade de prison en compagnie de deux codétenus : un musicien aux mains baladeuses et aux mots de vieux sage, et un autre dont le récit des mésaventures — victime plus ou moins farouche du harcèlement sexuel d’une jolie femme de colon — donne lieu à un flash-back au goût épicé de satire anti-française. La révolte personnelle devient alors une lutte collective, les trois hommes se liguant avec quelques autres pour mener la vie dure aux forces de l’ordre colonial.
Face à l’histoire
Le plaisir manifeste de Tewfik Farès à décalquer un genre populaire aux couleurs locales, à se livrer, par le truchement de ses trois héros, à quelques éclats de récit picaresque à peine contrariés par les maigres moyens (on retient le vieux musicien administrant à un gardien de prison un « coup de boule » impromptu et bizarrement réglé), est bien communicatif. Néanmoins, une distance s’instaure discrètement, qui empêche d’aimer ce film sans aucune réserve, de le prendre comme s’il nous transmettait intimement des choses précieuses. Car au-delà de son statut de film d’action sur fond historique, Les Hors-la-Loi a un petit quelque chose du film-programme à l’initiative de producteurs — en l’occurrence l’État algérien via son organisme fraîchement créé, l’ONCIC : l’application d’intentions pas totalement personnelles, d’une volonté et d’un discours à l’échelle et à l’adresse d’une industrie cinématographique et d’une mémoire collective. Cela ne tient pas seulement à la flatterie de la fibre nationaliste, mais aussi à la signification régulière de l’intention d’être un film de la transition, du changement : « premier film algérien en couleurs », « western du bled », naissance d’un mythe national et un peu plus encore. Ainsi, les premiers plans en noir et blanc cèdent la place à la couleur (on ignore si ce changement est issu d’une volonté artistique, d’une contrainte économique ou même accidentel), la rébellion solitaire devient celle d’un peuple (c’en serait presque un film choral, avec ces quelques personnages contant l’un après l’autre leurs griefs personnels contre le colon), les petits remous de l’histoire locale deviennent légende populaire à la forme et au genre connus de tous.
De cette transition complaisamment signifiée, ni l’issue ni même la poursuite ne seront visibles dans le film, mais annoncées – dans une fin qui n’en est alors pas vraiment une — par la bouche d’un administrateur colonial hébété et défait : « Il y en a d’autres…» D’autres rebelles en marche, d’autres actions et d’autres ennuis à venir. La phrase nous rappelle le contraste entre la légèreté du divertissement qu’elle clôt et la gravité du fond historique qui sous-tend celui-ci et qui débouchera sur un paroxysme de violence propre, cette fois, à ne faire sourire personne. C’est que le film se montre assez malin dans son choix de ne mettre en scène que les prémisses de la guerre d’Algérie, le stade où la lutte pour l’indépendance peut encore paraître justifiée face à l’ordre archaïque et occasionnellement brutal (comme lors des massacres de Sétif en 1945) imposé par l’occupant. La guerre elle-même, dans toute son horreur où nul combattant ne pourra se prétendre innocent, l’après-guerre même dans la tourmente des rancœurs et de la nouvelle république, Farès et ses Hors-la-Loi laissent d’autres films, d’autres cinéastes s’y pencher.