Home, le film de Yann Arthus-Bertrand sorti en grandes pompes en juin dernier, est un plagiat éhonté de Koyaanisqatsi, « documentaire d’auteur » de 1983 injustement méconnu. La comparaison entre les deux films n’en devient que plus éclairante, car elle permet d’entrevoir le gouffre qui s’est creusé entre deux époques : celle où l’écologie ne préoccupait qu’une poignée de citoyens et d’intellectuels précurseurs, et la nôtre, où elle a été récupérée par des idéologues de salon et de grands industriels en quête de respectabilité.
Avant de nous intéresser au discours que tiennent les deux films – et à ce qu’ils révèlent de leurs époques respectives –, revenons sur les circonstances de leur conception, sur leurs points communs et leurs différences formelles.
La genèse
En 1975, le documentariste américain Godfrey Reggio, qui s’était fait connaître en coordonnant pour l’Union Américaine pour les Libertés Civiles une campagne de sensibilisation sur les risques liés aux avancées technologiques (violation de la vie privée, contrôle des populations), entreprend de rassembler des images montrant les rapports de l’homme à son environnement. Venues principalement des États-Unis, la plupart sont directement tournées par le chef-opérateur Ron Fricke. Bénéficiant du soutien de Francis Ford Coppola, Reggio convainc le compositeur Philip Glass de réaliser la partition d’un film qui demandera au total six années d’efforts et de montage, et ne sortira qu’en 1983 sur les écrans américains. Au départ, il ne devait avoir aucun titre, mais pour des raisons légales d’exploitation, les auteurs sont contraints d’en choisir un ; ce sera Koyaanisqatsi, ce qui dans la langue des Amérindiens Hopi, peut signifier tout à la fois : « vie folle », « vie tumultueuse », « vie se désagrégeant », « vie déséquilibrée » et « un état d’existence qui exige un autre mode de vie ». Poursuivant ce qui deviendra l’œuvre de sa vie, Reggio réalisera deux « suites » à Koyaanisqatsi, toujours mises en musique par Philip Glass : en 1989, Powaaqatsi, produit par George Lucas, s’intéressera à l’occidentalisation du monde, puis en 2003, Naqoyqatsi, produit par Steven Soderbergh, s’attaquera au règne des images et à la violence des représentations. C’est sur près de trente ans que s’étale la « trilogie Qatsi ».
Yann Arthus-Bertrand, homme d’affaires, animateur et reporter spécialisé dans les photographies aériennes, s’est fait connaître du grand public en 1994 en signant, sous l’égide de l’UNESCO, un best-seller mondial : La Terre vue du ciel. Il est également fondateur de GoodPlanet, fondation écologiste reconnue d’utilité publique. Marqué par Une vérité qui dérange, le film de Davis Guggenheim qui relaie le message écologiste de l’ancien vice-président américain Albert Gore, il décide en 2006 de réaliser un long métrage pour, répète-t-il à longueur d’interviews, « éveiller les consciences ». Ce sera Home, qui bénéficie d’un budget considérable (douze millions d’euros) et d’une sortie simultanée dans plus de cinquante pays le 5 juin 2009.
La construction
Koyaanisqatsi ne raconte délibérément aucune histoire. Il s’agit avant tout d’une œuvre poétique, qui parle à l’intelligence par l’intermédiaire des sens. Pendant la gestation de son film, Reggio découvre trois prophéties hopi, qui vont orienter son travail : « Si l’on extrait des choses précieuses de la terre, on invite le désastre » ; « Près du Jour de Purification, il y aura des toiles d’araignées tissées d’un bout à l’autre du ciel » ; « Un récipient de cendres pourrait un jour être lancé du ciel et il pourrait faire flamber la terre et bouillir les océans ». Le film est composé de douze « chapitres » dont la succession n’est marquée que par la partition de Philip Glass, divisée en autant de « mouvements ». L’homme est absent des tout premiers chapitres : Reggio montre des images de nature vierge qui évoque les débuts du monde, sur un rythme lent et une musique répétitive, à la fois dépouillée et majestueuse. Au fur et à mesure, et avec quelques pauses, le film va s’accélérant avec l’apparition de l’activité humaine, et tandis que la mélodie se déchaîne jusqu’à une apothéose de bruit et de fureur les plans se succèdent de plus en plus frénétiquement, à la fois grâce au montage et par l’augmentation de la vitesse à l’intérieur des plans eux-mêmes. Le tout dernier chapitre, mélancolique et apaisé, s’achève sur un fond noir où s’inscrivent les prophéties hopi. Pas une seule fois dans le film on n’entendra une voix humaine.
Home raconte une histoire – celle de l’Humanité vue par Yann Arthus-Bertrand – et l’explore chronologiquement et thématiquement. Dans un premier temps, la création de la Terre, ensuite, l’apparition de l’Homo Sapiens, puis le développement de ses activités, enfin l’impact de celles-ci – sur les forêts, les océans, etc. Après une avalanche de données alarmistes, la conclusion se veut apaisante, porteuse d’espoir (« il est trop tard pour être pessimiste »). Le rythme du film est linéaire : les plans de durée globalement équivalente (cinq à dix secondes, parfois plus, rarement moins) se succèdent les uns aux autres selon une logique de diaporama, sans que le montage ne s’affole ni ne crée de respiration. Les images n’ont qu’une fonction démonstrative – quant à la musique, elle est plus ou moins lyrique ou dramatique en fonction de la teneur du propos. Tout le dispositif est mis au service de la seule narration. Dans les deux versions, celle de quatre-vingt-dix minutes destinée à la télévision et celle de deux heures réservée aux salles obscures, la voix du commentateur ne s’éteint jamais – sauf à la toute fin, quand les chiffres-clefs qu’elle a assénés pendant toute la durée du film sont repris en toutes lettres, sur fond noir.
La musique
Philip Glass est déjà un compositeur très reconnu au moment où Godfrey Reggio fait appel à lui ; il est en effet l’un des chefs de file d’un courant musical – dit « minimaliste » et plus précisément « répétitif » – très influent dans la musique contemporaine américaine. Contrairement à celles d’autres représentants de cette école, ses œuvres, quoique exigeantes, restent relativement accessibles aux oreilles peu familiarisées, car leur teneur expérimentale n’annule pas leur charge d’émotion. Dans Koyaanisqatsi, la musique de Glass tient lieu de discours. Presque religieuse, elle appelle à entrer en transe durant les scènes lentes et contemplatives, puis son accélération démentielle éprouve autant les sens du spectateur que le déferlement frénétique des images (Koyaanisqatsi n’est pas un film reposant). Grâce au respect de Reggio pour le travail de Glass, le rythme des images est en parfaite osmose avec celui de la musique : contrairement à tant d’autres réalisateurs, il a monté ses images en fonction de la partition plutôt que d’exiger qu’elle s’adapte à ce qui était montré à l’écran.
Sans qu’elle soit foncièrement mauvaise, la composition d’Armand Amar pour Home peine à arriver au niveau de celle de Philip Glass – pour la bonne et simple raison que c’est sur ce point précis que le plagiat est le plus manifeste… Amar singe Glass (c’est surtout sensible dans les séquences urbaines), il enlève simplement à son illustre modèle sa radicalité, il le mixe avec de la world music, et il lui rajoute quelques louches de pathos, notamment par l’utilisation de chœurs féminins et de lignes mélodiques dignes d’un Bruno Coulais des mauvais jours (Microcosmos, le peuple de l’herbe, Les Choristes…). Dès lors, le résultat est plus sirupeux que majestueux. On se souvient que dans Welcome, dont Amar composait également la musique, les cordes venaient déjà appuyer lourdement l’émotion. Ici, la musique n’accompagne ni n’enrichit les images, elle leur est assujettie ; redondante, elle surligne le discours du narrateur. Contrairement à celle de Koyaanisqatsi, qui s’impose parfois violemment à l’auditeur, la partition de Home manipule en douceur, en sourdine.
La place de l’homme
Les images de Koyaanisqatsi sont souvent filmées depuis le ciel – mais pas uniquement. De nombreuses scènes sont tournées au niveau du sol, soit pour accentuer l’impression d’écrasement causée par certaines constructions humaines ou formations naturelles, soit pour saisir une foule grouillante. Parfois la caméra s’arrête sur un corps, un visage. De nombreux plans de Koyaanisqatsi, surtout dans les chapitres « apaisés », s’attardent sur des hommes et des femmes – un ouvrier qui fume une cigarette pendant sa pause, une main qui se tend depuis un lit d’hôpital et que vient serrer une infirmière, etc. Dans ces situations, la caméra reste toujours un personnage à part entière, elle ne cherche pas à se faire oublier : certains passants regardent fixement l’objectif, parfois en riant, parfois en prenant un air surpris ou pincé. Dans d’autres plans, des individus prennent la pose ; il s’en dégage tour à tour une sensation d’artificialité (les serveuses de Las Vegas, leur uniforme criard, leurs sourires figés), et une impression de naturel et de grande humanité. Une autre caractéristique de la mise en scène de Koyaanisqatsi, c’est sa brillante utilisation de la composition et de la profondeur de champ. Plusieurs informations coexistent dans chaque image : on y trouve de nombreuses lignes de force, un avant-plan et un ou plusieurs arrière-plans dont la cohabitation nourrit le dynamisme des scènes.
Il n’y a pas d’échelle de plans dans le film de « l’hélicologiste » Yann Arthus-Bertrand : tout est filmé de loin et d’en haut, tout est écrasé sous le regard d’une caméra qui ne fait que survoler les paysages et les populations – tout comme le discours, on le verra, ne fait que survoler les idées. Si Koyaanisqatsi s’attache à filmer l’humain, Home s’en éloigne, l’oublie délibérément : les femmes et les hommes apparaissent comme des insectes captés par le microscope d’un entomologiste. Il n’y a que deux sortes d’êtres humains dans Home : le narrateur omniscient, et le spectateur à qui Arthus-Bertrand s’adresse « d’en haut ». Les mauvaises langues accusent fréquemment le photographe de n’être qu’un concepteur de fonds d’écran pour ordinateur : devant Home, ses images propres, léchées, sans âme ni humanité, on ne peut que leur donner raison.
Le discours
Koyaanisqatsi s’inscrit dans la lignée des mouvements contestataires des années 1970, qui ont vu les débuts de la prise de conscience environnementale. D’autres œuvres témoignant de préoccupations écologistes avaient déjà le jour (des romans de science-fiction notamment, mais aussi des films, dont le plus connu, Soleil vert, date de 1973), mais c’était la première fois qu’un auteur utilisait des images réelles pour alerter le public sur les risques que l’activité des hommes faisait peser sur leur milieu. Le film de Godfrey Reggio reproduit les ambiguïtés de cette époque (ambiguïtés qu’on retrouve encore aujourd’hui dans certains discours utopistes), c’est-à-dire qu’il oppose à la vie moderne – frénétique et aliénante – une nature vierge, présentée comme édénique et sereine, bienveillante et maternelle. Il semble implicitement proposer, comme solution aux problèmes de l’humanité… le retour à la vie sauvage. La référence à des prophéties amérindiennes participe de ce fantasme typiquement occidental. Mais le film ne peut pas se résumer à ce rousseauisme naïf : Reggio et son chef-opérateur Ron Fricke ne cherchent pas à enlaidir le monde contemporain, superurbanisé et surindustrialisé. Au contraire, ils l’esthétisent, en font ressortir toute la paradoxale splendeur. Sur l’écran, la ville se met à ressembler à un circuit informatique, à la structure complexe et fascinante. Dans d’autres plans, elle devient un organisme vivant, agité par les pulsations de la circulation automobile qui dans la nuit dessine un vaste réseau de veines flamboyantes. Tout à la fois fable écologiste, cri d’alarme et célébration de la puissance de la technologie, Koyaanisqatsi révèle la « beauté de la bête », pour reprendre l’expression de son metteur en scène, qui poursuit : « Le rôle du film est de provoquer, de soulever des questions auxquelles seul l’auditoire pourra répondre. » Une réelle liberté est ainsi laissée aux spectateurs, auprès desquels les auteurs ne se posent pas en directeurs de conscience.
Home procède également d’une démarche esthétisante, mais elle n’est pas problématisée comme dans Koyaanisqatsi. Arthus-Bertrand ne semble pas avoir réalisé qu’on ne peut pas séparer les choix esthétiques des questions politiques. Ses belles images ne relèvent a priori que d’une volonté de joliesse, mais elles révèlent aussi, malgré elles, les orientations idéologiques de l’auteur. On décèle par exemple un soupçon de paternalisme dans la manière dont, pour illustrer l’aube de l’humanité, ce sont les habitants de villages africains d’aujourd’hui qui sont montrés à l’écran – rappelons que, pendant dix ans, Yann Arthus-Bertrand a été photographe sur le Paris-Dakar, symbole pétaradant du néocolonialisme triomphant. En dehors de ces quelques lapsus visuels, force est de reconnaître que les images n’ont qu’une valeur illustrative – voire publicitaire –, l’essentiel du message passant dans le discours tenu par l’omniprésente voix off. Ce qui frappe le plus, à son écoute, c’est la place qu’elle assigne au récepteur. Le ton est tour à tour professoral et lyrique, les expressions grandiloquentes sont aussi nombreuses que convenues (« le miracle de la vie », « la grande aventure de la Terre»…) Tout est fait pour infantiliser le spectateur, à commencer par l’utilisation systématique du tutoiement et de l’impératif, et ce dès la première phrase : « Écoute-moi s’il te plaît. » Le narrateur se pose en maître d’école, et le « nous » dans lequel il fait mine de s’englober cache en réalité un « vous autres » culpabilisateur : « nous » sommes responsables, « nous » sommes coupables…
L’idéologie
On voit que les démarches des deux œuvres sont aussi opposées qu’elles pourraient paraître semblables de prime abord. Koyaanisqatsi s’adresse aux sens et laisse au spectateur la liberté de tirer les conclusions qu’il souhaite, tandis que Home prétend sensibiliser le plus large public possible à une noble cause : la défense de l’environnement. Les deux approches – l’artistique, la didactique – ont leur légitimité, et il n’est pas question de disqualifier l’une au nom de l’autre. Au cinéma comme dans d’autres domaines, il faut des idéologues et des iconoclastes, des penseurs et des bateleurs, des créateurs et des pédagogues. Malgré l’aura dont il bénéficie auprès de certains cinéphiles et écologistes, Koyaanisqatsi reste une œuvre confidentielle, parce qu’exigeante, parce que vieille de vingt-cinq ans. Home a la chance de pouvoir s’adresser à un très grand nombre. Le seul choix des titres est révélateur : le terme hopi « Koyaanisqatsi » est difficilement prononçable et mémorisable, tandis que l’anglo-saxon « Home », choisi par le producteur Luc Besson, est universel, court, concret.
Seulement, en plus d’être formellement pauvre et manipulateur, le film d’Arthus-Bertrand se révèle plus que discutable dans son discours, par ce que celui-ci énonce mais aussi et surtout par ce qu’il tait. Alors que dans Koyaanisqatsi le système productiviste est clairement épinglé (à travers notamment les scènes se déroulant dans des bureaux, des usines, et même Wall Street, dans une séquence à la beauté fantomatique), la critique de l’idéologie capitaliste est totalement absente de Home, qui ne fournit que de vagues explications à l’état de fait qu’il prétend dénoncer. Ainsi, le saccage de la planète ne serait pas dû à un mode de gestion économique entièrement fondé sur la surexploitation des ressources et des hommes et sur une volonté de rentabilité à très court terme, mais… à la découverte des « poches de soleil » (le pétrole). De même, Arthus-Bertrand ne s’attaque pas un ensemble de choix politiques mûrement concerté, mais ne pointe que la responsabilité individuelle : le coupable, c’est l’Homme – c’est-à-dire « Nous » – c’est-à-dire le spectateur. Dès lors, la voie pour sortir de la crise écologique est toute tracée : c’est celle de la « responsabilisation ». Tout dans le film tend à cette conclusion : comme la faute n’est ni politique ni systémique, on ne peut s’en remettre qu’à des solutions individuelles. Arthus-Bertrand prêche clairement cet évangile de la dépolitisation lorsqu’à la toute fin de Home il enjoint à son spectateur : « Soyons des consommateurs responsables : réfléchissons à ce que nous achetons. » Et de surenchérir dans ses interviews : « L’écologie est la science de la maison », ou, citant le naturaliste Théodore Monod, « On a tout essayé, sauf l’amour ». Désarmé par cette idéologie à la fois fataliste, culpabilisatrice et bien-pensante, le citoyen n’a plus qu’à combattre avec son caddie, à veiller à ce que son cœur reste toujours rempli d’amour, et à faire attention à bien fermer le robinet une fois qu’il a terminé sa toilette…
Home : une vaste entreprise de propagande
Le film n’est pas un manifeste isolé, il s’inscrit dans une plus vaste entreprise qui tend à rendre l’écologie compatible avec le néolibéralisme. Il n’y a qu’à regarder les forums du site internet de la fondation GoodPlanet, créée par Arthus-Bertrand : « Les meilleurs éco-gestes », « Limiter son impact sur le climat » [c’est nous qui soulignons], « Produits et consommation », etc. Le message de Yann Arthus-Bertrand ne dérange personne, c’est pour cette raison qu’il est si aisément récupérable… et récupéré. Car Home est un film tellement subventionné et aidé qu’il est d’ores et déjà certain qu’il sera considéré par les historiens du futur comme la plus imposante opération de propagande de ce début de XXIe siècle. Financé à hauteur de dix millions d’euros par le groupe PPR (Pinault-Printemps-La Redoute), Arthus-Bertrand sait d’ailleurs renvoyer l’ascenseur : ainsi, pendant le générique d’ouverture du film, il nous gratifie d’une scène surréaliste : les noms de toutes les marques de PPR apparaissent à l’écran, puis s’organisent pour former le titre du film ! Au moins, la couleur est clairement annoncée : notre « sweet home », notre Terre-Patrie, c’est avant tout Gucci, Yves Saint-Laurent, Balenciaga, Sergio Rossi, Boucheron, Conforama, Puma, FNAC, La Redoute, etc. Cette tartuferie s’avère d’autant plus indécente qu’au moment même de la sortie d’un film qui redorait son blason à bon compte (il ne lui aura coûté qu’un pour cent de ses profits annuels), le groupe de François-Henri Pinault licenciait à tours de bras à la FNAC – entreprise pourtant très rentable, mais qui ne reverse pas d’assez confortables dividendes à ses actionnaires. La sortie hypermédiatisée de Home représente une publicité inespérée pour ces grands industriels du luxe qui, soit dit en passant, ne sont pas totalement étrangers à la dégradation de l’environnement, Conforama et La Redoute, par exemple, important massivement depuis l’Asie.
L’œuvre d’Arthus-Bertrand n’a pas reçu que des aides privées : à travers France Télévisions, l’État a également participé à la production du film à hauteur d’un million d’euros. Nicolas Sarkozy a eu droit à une avant-première privée du film à l’Élysée, et il n’a pas hésité à « recommande[r] à chacun de le voir, y compris dans sa version longue ». Cent copies ont envoyées aux préfets par le ministre de l’Écologie Jean-Louis Borloo afin d’organiser des projections publiques. Vingt mille DVD ont été ou seront distribués dans les écoles. Home est sorti simultanément au cinéma (à un tarif inférieur à la normale), à la télévision (en prime time sur France 2, deux jours avant les élections européennes qui ont vu la percée de la liste Europe Écologie au détriment du Parti Socialiste), sur internet (en Haute Définition et en streaming gratuit) et même – fait rarissime dans un pays où la hiérarchie des sorties demeure très stricte – en DVD. Et la France n’est pas la seule concernée par l’événement autoproclamé : c’est dans le monde entier qu’est sorti Home. Malgré ce déploiement de moyens colossal et totalement inédit dans l’histoire, le film n’a été que très peu critiqué dans les médias traditionnels. Seul le Canard Enchaîné lui a consacré un dossier de fond. Est-ce un hasard ? PPR représente l’un des plus gros annonceurs français, et l’hebdomadaire satirique reste l’un des rares journaux à ne pas dépendre de la publicité…
Dans de nombreuses séquences (le zapping télévisuel, le jeu vidéo…) et clins d’yeux visuels (le néon « Grand Illusion » clignotant au-dessus des rues de New York), Koyaanisqatsi problématisait son statut d’œuvre audiovisuelle et s’inscrivait dans la mouvance de la critique situationniste – pour qui l’image constitue un possible instrument d’oppression. Avec ses belles cartes postales, Home transforme son message en spectacle, et son apparente générosité masque une entreprise cynique de diversion et d’aveuglement. Il est urgent que les spectateurs, les cinéphiles et les citoyens redécouvrent le premier de ces deux films, et démystifient le second. La planète et le cinéma ne s’en porteront que mieux.