Pour son premier long métrage, l’ancien critique de cinéma et de musique Thierry Jousse nous emmène dans le monde intérieur de Bruno, créateur de musique électronique et amoureux d’une femme rencontrée sur un réseau téléphonique. Film sensuel et intrigant, il a le mérite de s’intéresser à un sujet parfois délaissé, mais pourtant constitutif lui aussi du cinéma : le son. Sujet et matériau du film, la musique permet également une approche nouvelle de la mise en scène, et crée une atmosphère entêtante et stimulante. Spectateurs de cinéma, ouvrez grand vos oreilles, et laissez-vous emporter par les ondes sonores.
Bruno n’a qu’une obsession : la musique électronique. Son ami Noël le pousse à travailler sur des morceaux pour les présenter à une directrice de maison de disques. Tout l’intérêt du film réside dans le fait que Thierry Jousse parvient à nous faire entrer dans le monde de Bruno. On peut ne pas avoir le même mode de vie que lui, ni partager son goût pour la musique électronique, cela fait tellement partie de sa personnalité que nous le suivons sans problème. Si Bruno est un voyeur, il est un voyeur sonore. Quand un couple se dispute dans l’appartement d’en face, il ne se contente pas de les regarder, il va chercher son micro pour entendre ce qu’ils disent. De même, sur le réseau téléphonique, ce sont des voix qui se croisent, se cherchent, lancent des appels, se séduisent, jusqu’à former un tourbillon immatériel. Même si ceux qui appellent sont consentants et jouent tous le même jeu de la séduction, il y a là aussi une dimension de voyeurisme sonore.
La mise en scène montre parfaitement cette obsession du personnage, interprété par Laurent Lucas, pour les sons et la musicalité qui l’entourent. Comme d’autres se baladent avec leur appareil photo, lui arpente les rues un micro à la main à la recherche de sons qu’il pourra réutiliser dans ses compositions. L’affiche du film illustre parfaitement le clivage qui existe en Bruno : d’un côté le personnage solitaire et fermé au monde extérieur, de l’autre l’homme sociable qui, même avec difficulté, essaye de nouer des liens et de partager sa musique. La topographie du film assez restreinte, ainsi que la caméra qui reste toujours à l’intérieur ou qui est centrée sur les personnages (on a rarement aussi peu vu l’extérieur dans une scène tournée en voiture) excluent quasiment le monde extérieur objectif. Cependant, loin d’être confiné dans des espaces étriqués, le spectateur trouve dans l’espace sonore un monde bien plus vaste, qui lui, n’appartient ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais baigne indifféremment tout le film.
La recherche musicale de Bruno se double rapidement d’une autre recherche, amoureuse cette fois. Bruno a rencontré sur le réseau une femme avec laquelle il vit une liaison un peu particulière : dans la chambre d’hôtel où ils se retrouvent, la belle offre physiquement son corps mais le dérobe au regard. Orphée remis au goût du jour, Bruno n’a pas le droit de regarder son Eurydice, pas plus que le spectateur, d’ailleurs. Vécu d’abord difficilement par Bruno, ce règne de l’obscurité va ensuite devenir un jeu… jusqu’à ce que Lisa disparaisse. C’est indéniablement dans ces scènes d’amour plongées dans une quasi obscurité que le son prend toute son ampleur. Ce qui échappe à notre vue s’adresse à notre écoute. La sensualité, la passion sont véhiculées par le son. Passant de voyeur à exhibitionniste, Bruno ne manquera pas d’enregistrer ces ébats, et ira jusqu’à y prélever des phrases, des soupirs, et à les inclure dans ses morceaux, créant une nouvelle strate sonore, à savoir l’entremêlement des dimensions personnelle et artistique par le son.
L’une des autres originalités du scénario est cette incursion dans le fantastique, qui tient plus d’une atmosphère que d’événements réellement étranges. Mr William, l’homme en rouge, fait indéniablement penser à l’univers de Lynch et à ses personnages énigmatiques. Dans une ruelle, il délivre à Bruno un indice qui lui permettrait de retrouver Lisa, puis disparaît dans la nuit. Le résultat est étrange, mais a le mérite d’apporter une touche d’insolite au récit, et de dépasser le cadre strict de la narration traditionnelle. Tout comme Bruno, nous cherchons nous aussi la clé du mystère Lisa, et nous suivons Bruno, jusque dans ses errances et son délire. La scène étrange n’est donc pas qu’une touche atypique, mais dénote une réelle cohérence dans le traitement du personnage par Thierry Jousse. Par l’originalité de son sujet et de la mise en scène, Les Invisibles constitue l’une des bonnes surprises du cinéma français actuel, et donne aussi la preuve que l’on peut avoir été critique de cinéma et réaliser un film intéressant, ce qui ne fut pas toujours le cas.