À l’occasion de la sortie de son premier long métrage, Les Invisibles, Thierry Jousse a répondu à nos questions avec enthousiasme et sincérité.
Les Invisibles est votre premier long métrage. Est-ce que le projet fut difficile à mettre en place ?
Ce n’est pas si long pour un premier long métrage, mais il a quand même fallu trois ou quatre ans avant de commencer le tournage. C’est dû à deux éléments : d’une part la question sonore du film n’était peut-être pas facilement lisible pour les gens qui devaient donner de l’argent, et d’autre part j’ai tendance à avoir un rapport un peu minimaliste au scénario, et cela me dessert parfois auprès de certaines personnes qui ont besoin de plus d’éléments au stade du scénario. Le projet n’était pas d’une complexité extrême du point de vue de la ligne narrative, mais en même temps certaines idées étaient difficiles à faire passer à l’écrit.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans la représentation du son au cinéma ?
C’est une question qui m’a toujours intéressé au cinéma en tant que spectateur, et en tant que critique. Après il y a la dimension musicale. J’ai un rapport d’auditeur à la musique depuis très longtemps aussi, et j’ai tendance à dire que je fais des films avec des musiciens pour combler la frustration de ne pas l’avoir été moi-même.
Pourquoi avoir choisi la musique électronique ?
Je pense que c’est une musique qui appelle le cinéma d’une façon beaucoup plus directe que d’autres musiques comme le jazz, par exemple. Le travail plastique qui est fait autour de la matière sonore crée aussi des images sonores, ce qui se rattache au cinéma. Il y a des musiques qui sont très anti-images, mais d’autres au contraire appellent vraiment l’image très clairement. Ce qui m’intéressait, c’était d’arriver à un stade où on ne sache plus très bien parfois ce qui est de l’ordre du son diégétique du film, et de la musique additionnelle. Il y a des éléments qui participent du travail global sur le son du film plus que du travail de musique de film au sens traditionnel. L’avantage aussi pour les acteurs est qu’ils n’ont pas à faire l’apprentissage d’un doigté pour jouer d’un instrument. Ce qui compte, c’est surtout une question d’attitude, de posture, de rapport physique à l’instrument ou à l’ordinateur.
Tout comme la musique de Bruno, votre film est un mix d’images, de sons, de sensations. Votre film a dû se faire autant au mixage qu’au tournage…
Effectivement le mixage fut très important sur ce film. Chaque étape du film n’était pas seulement technique, mais aussi artistique. Le montage son et le mixage sont le fruit d’un travail collectif entre Noël Akchoté qui joue le guitariste dans le film, Emmanuel Croset le mixeur, Hervé Guyader le monteur son et moi-même. Nous avons travaillé ensemble pour essayer de construire cette totalité sonore et organique. Une interaction aussi grande entre les techniciens de cinéma, les musiciens et le réalisateur est quelque chose de peu fréquent, alors que sur ce film c’était essentiel. Ce fut sans doute la période la plus heureuse de la fabrication de ce film. Même l’étalonnage, qui est traditionnellement la dernière étape de fabrication d’un film, a eu son importance, car comme il y a des scènes très sombres, il fallait obtenir le bon niveau d’obscurité, arriver à une obscurité qui permette quand même de sentir et de voir des choses. Jusqu’au bout, la question technique et artistique a été très importante. À chaque étape, il y avait autre chose qu’un enjeu strictement technique.
Bien que Mr William, l’homme en rouge, affirme le contraire, Bruno et Lisa, dans leur relation, apparaissent un peu comme des Orphée et Eurydice modernes, non ?
J’ai pensé au mythe d’Orphée, à un moment donné, et un tout petit peu à Lynch. D’autres personnes m’ont dit que le film faisait penser à Cocteau ou à Franju – que je préfère à Cocteau, par ailleurs – dans les scènes où le film flirte un peu avec le fantastique, notamment celles qui mettent en scène Mr William. Cette idée est un peu étrange pour moi, car je n’ai pas particulièrement d’affinités avec Cocteau, et je n’y avais pas du tout pensé. Mais il y a indéniablement des liens : les messages radio d’Orphée font penser au réseau, la boîte échangiste pourrait symboliser les Enfers.
Vous avez un attrait particulier pour le fantastique ?
Je crois qu’en France, quand on essaie d’aller vers une sorte de stylisation fantastique, on pense plus souvent à ce que font les Américains, mais finalement on fait quand même un film français. Cet univers d’étrangeté a sans doute dû passer dans mes veines sans que je m’en aperçoive. Le film touche à différents genres sans toutefois les traiter de manière absolue. Il y a un côté très vaguement thriller, en pointillés, de même que sur la comédie et le fantastique. J’avais vraiment le sentiment qu’à un moment donné le film devait aller dans cette direction fantastique, parce que je pense que le personnage se met à délirer. C’est mon côté série B. J’aime bien la série B, et je trouve que le film est un peu une série B, par son format, son aspect ramassé. Peut-être que cette partie-là du film est due à ce goût pour la série B, quelque chose qui est un peu bizarroïde et décalé. Certaines personnes trouvent que c’est une greffe qui ne marche pas, mais je revendique ce côté un peu absurde.
Concernant le traitement de l’espace, on a l’impression que vous avez cherché à isoler le personnage de Bruno. Son appartement est assez exigu, on a du mal à s’y repérer, et dans la rue, il ne croise personne, on dirait que les rues sont désertes.
Absolument, Bruno est un personnage essentiellement solitaire. J’ai essayé de faire passer dans le film l’idée qu’on passe le film avec lui, que l’on est dans sa perception du monde. Je considère les intérieurs du film, qui sont quand même dominants, comme des boîtes : l’appartement, le local de répétitions, la chambre d’hôtel. C’est un film où la solitude est dominante. C’est aussi pour cette raison que j’ai choisi Laurent Lucas pour le rôle de Bruno, qui me semble être un des acteurs français de cette génération qui peut être seul à l’écran de façon convaincante. J’ai volontairement choisi un appartement qui n’était pas immense, ce qui posait parfois des problèmes techniques pour l’équipe de tournage. Pour moi c’était important que le personnage soit un peu enfermé dans un espace où il n’avait pas la possibilité de sortir si facilement. Cela participait aussi de la crédibilité de la situation, car je trouve que les appartements dans les films français sont souvent un peu trop grands et trop bourgeois, et donc j’ai volontairement choisi un appartement qui ne soit pas comme ça, pour apporter crédit et consistance au personnage. Chaque lieu auquel Bruno est lié fait penser à son cerveau : quelque chose de très clos sur lui-même. Et même du point de vue sonore, on a vraiment travaillé au mixage pour être le plus possible dans cette ambiance d’insonorisation. C’est quand même un personnage qui vit dans sa tête et dans son monde intérieur avant tout, et tout le film est construit là-dessus.
Qu’ont apporté au film Laurent Lucas et Lio, en tant que comédiens ?
Laurent Lucas est un acteur avec lequel il est relativement simple et stimulant de travailler, parce qu’il travaille seul, après discussion sur le scénario, sur l’appropriation du personnage et du texte. Il a aussi beaucoup préparé les gestes de musicien électronique, le rapport à la machine. C’est très agréable, parce qu’on ne travaille pas avec quelqu’un de rigide. J’aime bien son côté un peu froid, c’est le personnage que je voulais, un peu opaque, un peu renfrogné. Quant à Lio, je l’ai prise parce que je voulais quelqu’un de décalé, ce qu’elle est assez facilement, et parce qu’elle a un vécu dans la musique. Elle a un côté à la fois très populaire et assez alternatif. Je sais qu’elle a un type de jeu ou de diction qui peut déplaire. Mais j’aime bien ce côté un peu à la limite du faux. J’assume ce choix parce que j’aime bien les acteurs qui ne jouent pas de façon standard. Elle a aussi ce côté terre à terre, terrien, qui était nécessaire au personnage.
Est-ce qu’il y a un peu de vous dans le personnage du gardien, interprété par Michael Lonsdale, qui est d’abord inquiétant, puis s’avère être un mélomane et un conseiller pour Bruno ?
Sûrement, même si je ne m’en rend pas trop compte. C’est un personnage à la fois réel et aussi symbolique. Il contient une sorte de secret, de savoir très précieux. Il incarne une certaine ambivalence, dans laquelle je me reconnais, mais il s’échappe aussi de moi puisque c’est un personnage de fable : il est gardien d’immeuble, mais aussi ange-gardien, gardien du temple, à un niveau plus symbolique. C’est finalement un personnage positif et bienveillant, tout en ayant été au début inquiétant et bizarre.
Seriez-vous d’accord, pour conclure, pour dire que votre film est une parabole sur la création ? Avez-vous cherché à mettre en parallèle la création musicale et la création cinématographique ?
Le film est une fable, un conte, c’est certain. En revanche, transposer cela sur la question du cinéma et par rapport à moi-même, j’ai un peu de mal à le faire, parce que je suis quand même assez littéral dans mon approche, et donc le fait que ce soit un musicien est quand même très important. Au niveau des significations plus globales, oui, sûrement, mais je ne vais pas faire ma propre psychanalyse. Je pense que c’est plutôt aux autres de faire ces rapprochements. Quand on fait un film, on essaie de transmettre quelque chose aux autres, mais parfois c’est plutôt les autres qui vous apprennent des choses sur vous-même.