Malavida sort ce mois de décembre cinq DVD de ce que l’on a pu appeler « la nouvelle vague tchèque », en ce sens que ces films et ces auteurs ont pour la plupart émergé dans les années 1960, et ce en se démarquant grandement de la production de leur pays à cette époque. Trains étroitement surveillés (1966) et Mon cher petit village (1985) de Jiri Menzel, Les Petites Marguerites (1966) de Vera Chytilová, L’As de pique (1963) de Milos Forman et Le Miroir aux alouettes (1965) de Jan Kadar et Elmar Klos, autant de films nous permettant non seulement d’apprécier le talent et l‘originalité de cette génération, mais aussi de confronter les différents regards de ces artistes sur leur pays commun.
La forme subversive
On a pu parler de « nouvelle vague tchèque » à propos de ces films pour différentes raisons. Tout d’abord, ils représentaient une rupture esthétique, apportant une façon de faire et un ton totalement inédits, mais aussi une rupture politique, révélant la grandeur du fossé existant entre leur vision du monde et les dogmes du régime en place. A bien des égards, toute cette agitation était d’une certaine façon annonciatrice de la contestation qui déboucherait sur le Printemps de Prague. Pourtant, bien que ces films aient une portée politique indéniable, il ne s’agit pas de films à grands sujets, de grands scénarios aux intentions calibrées, délivrant un message clair et simple, sans nuance et de façon aussi dogmatique que ce à quoi ils s’opposent.
Bien sûr, il est certain que pour contourner la censure, éviter les ennuis et se voir débloquer une certaine somme d’argent, il était judicieux de ne pas affronter le système de front, de façon trop évidente, en présentant aux différentes commissions un scénario dont le but était clairement de dénoncer l‘horreur et la bêtise du régime en place. Un film, pour se faire, a besoin d’un minimum d’argent et d’autorisation. Mais si ces cinéastes se sont vus offrir la possibilité de mener à bien leurs projets, c’est que les autorités n’ont jugé leurs intentions que par rapport à l’écrit, au script. Le fond et le message délivrés dans le scénario sont uniquement pris en compte par des gens qui ne se doutent pas une seule seconde qu’entre les lignes d’un dialogue, les agencements des différentes séquences, le cinéma vit sa vie indépendamment de l’écrit et, grâce à son langage, suggère d’autres choses, impose un climat, un rythme, qui teintent et nuancent totalement les intentions soit disant premières.
Dans les années 1980, Serge Daney, dans un compte-rendu sur le cinéma russe, s’amusait de voir que les autorités soviétiques, déjà grandement vacillantes, avaient compris qu’elles ne pouvaient véritablement contrôler le contenu d’un film en le censurant dans l’œuf, à la lecture du scénario, c’est-à-dire avant même le tournage. Car les formes cinématographiques parlent. Elles disent des choses, mais non de façon frontale. Elles insinuent, suggèrent ou, pire que tout, sont totalement gratuites, et ne procurent qu’un plaisir abstrait, individualiste, bourgeois, totalement déconnecté de la grande marche en avant commune. Et Daney d’ajouter que les autorités russes rejetaient le message délivré par les films de Tarkovski, tout en ne pouvant dire précisément quelle était la nature de ce message…
Cette peur des formes n’est pas nouvelle, car elle a depuis longtemps son remède, à savoir un dogme de représentation artistique inspiré par le grand frère soviétique et mis en place dans tous les pays de l’est vivant sous la tutelle de Moscou : le réalisme socialiste. Façon de contrôler clairement toute idée et de faire comprendre que l’art n’a d’autre but que de délivrer un message indiquant ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, tout en s’assurant que tout soit clair, et qu’aucune recherche formelle inutile ne viendra troubler et parasiter la compréhension de ce que percevra le plus grand nombre. Car l’Art ne doit plus être fait pour un petit nombre d’amateurs et de connaisseurs égoïstes, il a pour vocation d’être accessible à cette entité abstraite ambiguë qu’est « le peuple ».
Évidemment, ce réalisme socialiste n’a pas grand-chose de réaliste. Lors de l’exposition universelle de 1938 à Paris, le pavillon nazi et le pavillon soviétique, bien que s‘affrontant en se faisant face, montraient pourtant clairement que, sur la question de l’Art, les deux régimes avaient opté pour un académisme et un classicisme lourdingues. Dans les deux cas, il ne s’agit pas uniquement d’une opposition réaliste au délire formel de l’Occident décadent, dégénéré ou bourgeois, mais bien d’un retour au classicisme Gréco-romain, grâce auquel on tente de substituer l’homme nouveau à la figure des mythes antiques. Le réalisme socialiste n’est donc qu’une vision totalement fantasmée et mythifiée de l’homme et de son devenir. Il n’est qu’un spectacle. À ce titre, il convient de rappeler que La Société du spectacle, le fameux ouvrage de Guy Debord, n’axe pas uniquement sa critique sur l’Occident capitaliste, mais considère aussi que la propagande et le mensonge d’État dans les pays d’Europe de l’est sont une forme de mise en scène spectaculaire. A l’ouest, nous sommes face à un « spectaculaire diffus », éparpillé dans différents domaines, alors qu’à l’est règne le « spectaculaire concentré », c’est à dire concentré uniquement entre les mains de l’État.
L’homme dans la foule
Le meilleur antidote à toute figuration de l’héroïsme, à ces canons bodybuildés, reste la figure de l’innocent, du naïf, du visage de l’humanité, perdu, un peu benêt, un peu idiot du village. Il est étonnant de voir que dans trois des films (Trains étroitement surveillés, Mon cher petit village, voire même L’As de pique) revient cette figure, et ce à différents degrés. Ces personnages présentent l’avantage de fournir au spectateur des visages vidés de toute idéologie, de tout discours, et comme simplement ramenés à leur humanité première. Dans Trains étroitement surveillés, le jeune stagiaire au poste de sous-chef de gare ne paye pas de mine. Dès le début, grâce à une mise en scène extrêmement simple et désespérément nue, Menzel met l’accent sur l’aspect gauche et décalé du personnage, rien qu’en le filmant de plein pied, en légère contre-plongée. Il y a dans ce plan un sentiment à la fois comique et burlesque, reposant évidemment sur la drôlerie de ce corps et de cette image, mais aussi une prise de conscience de l’extrême vulnérabilité d’un tel personnage dans un contexte qui nous est d’emblée posé, à savoir une gare tchèque durant la Seconde Guerre mondiale.
Ce jeune homme, en nous racontant dès les premières minutes, en voix off, de quelle lignée il est issu, dresse une galerie familiale assez hilarante, totalement décalée, d’êtres humains qui de toutes les façons échappent et semblent irrécupérables pour n’importe quel régime, n’importe quelle idéologie. Menzel, en quelques plans, affirme son style et ses intentions : mise en scène minimaliste, pauvre, donnant une impression de dénuement, mettant en avant des individus en marge, et ce non grâce à un cheminement intellectuel, mais, pourrait-on dire, biologiquement. Des êtres qui semblent comme impossibles à retenir, à noyer dans la masse. En agissant ainsi, Menzel prend donc le contre-pied parfait du réalisme socialiste, des héros positifs et pouvant servir d’exemple. La gare est comme un trou perdu, endroit dans lequel nous ne saurons rien de la guerre, si ce n’est le briefing délirant mené à plusieurs reprises par un collabo plus vraiment sûr de son coup face aux nouvelles qui, jour après jour, confirment que les nazis et leurs alliés ont « glorieusement procédé à un repli stratégique »…
Alors que l’on aurait pu envisager ce genre de film comme une glorieuse histoire rendant hommage à la résistance du peuple tchèque, il n’en sera rien. Menzel nous racontera plutôt l’ennui, la bêtise administrative, les petites perversions plutôt rigolotes, l’éveil à la sexualité d’un jeune homme et les ennuis qui en découlent. Et bien que la mort règne hors champ, dans les lointaines rumeurs de la guerre, notre jeune héros tente de se suicider suite à une expérience sexuelle malheureuse. En ce sens, le cinéaste signifie clairement son refus de s’attacher à toute réflexion sur la guerre ou sur l’identité tchécoslovaque, pour ne s’intéresser qu’aux petites choses égoïstes qui font la grandeur et la beauté poétique d’une vie.
Avec Mon cher petit village, Menzel signe une comédie amère sur la société tchécoslovaque des années 80, tout en ayant l’intelligence de dissimuler, entre des gags tarte à la crème, non pas une réflexion, mais des images qui suggèrent des pistes d’analyses pertinentes. L’air de rien, ce film dresse un constat peu reluisant du communisme après quarante ans de règne, tout en semblant indiquer que la fin est proche. Le récit nous conte la vie d’un petit village, en s’attachant notamment à un conducteur de camion et à son assistant simple d’esprit. Agacé par les gaffes de ce dernier, le conducteur tente de s’en débarrasser et trouve l’occasion de l’envoyer à Prague. Le film, à côté de cette histoire, suit différentes tranches de vie, et dresse un portrait satyrique du village et de sa population. Les gens que nous voyons n’apparaîtront jamais transfigurés par un régime qui les a émancipés, mais seront bel et bien magnifiquement et désespérément humains. En voyant les films de Menzel, on ne peut que penser à Tati, même si la forme est moins magistrale et monumentale. Car il y a chez les deux réalisateurs une façon de rire – tout en laissant voir une once d’inquiétude – face au « progressisme » et à la surenchère technique, face à tout ce qui prétend penser que l’humanité peut faire de grands bonds en avant. Chez ces deux cinéastes, la race humaine reste attachée à ce fondement trivial qui la caractérise. Malgré les idéologies et les techniques, l’homme demeure cette créature à la fois médiocre, ridicule, généreuse et pleine de poésie.
Tout cela est drôle, mais le constat n’est donc pas reluisant. La coopérative n’a pas l’air d’être un lieu extrêmement actif dans lequel travaillent des ouvriers vigoureux. La figure de celui qui est appelé « le Praguois » et qui vit dans une belle maison moderne, révèle qu’il existe entre la ville et la campagne, entre la capitale et la province, un fossé assez important et étonnant dans un système soit disant égalitaire. Enfin, toute la partie qui suit l’assistant du conducteur à Prague dresse au bout du compte un portrait peu ragoûtant des conditions de vie du prolétariat urbain. Les grands immeubles nouvellement construits au milieu de terrains vagues sinistres ne sont pas sans rappeler les cités chaotiques peintes notamment par Pasolini et Godard. Et quand, à la fin du film, les habitants de notre village viennent rechercher le simple d’esprit pour le ramener chez lui, dans un happy-end naïf et touchant, Menzel ose même un plan qui n’est pas sans rappeler Metropolis, en montrant les ouvriers urbains se rendant tête baissée à leur travail, marchant avec une fausse cadence morne. Si l’image suggère facilement que cet homme sera mieux parmi les siens, il indique pourtant aussi que le prolétariat urbain n’a pas vraiment l’air heureux de se rendre au travail ; les ouvriers ont plutôt l‘air de zombies sans conscience.
C’est sans nul doute pour échapper à ces mêmes zombies que les deux charmantes créatures des Petites Marguerites semblent si délurées. Ce film, de Vera Chytilová, est souvent considéré comme une des œuvres symbolisant le souffle de liberté qui allait conduire au printemps de Prague. De tous les DVD édités, il est évidemment celui qui est le plus ouvertement provocateur et qui se veut le plus impertinent. Très inspiré par le surréalisme, le film n’innove, formellement parlant, pas véritablement, mais constitue plutôt un joyeux condensé de toutes les inventions existantes depuis les débuts du cinéma. Mais le fait de les réunir dans un long métrage, et ce vu la situation politique du pays, est tout simplement génial et d‘une efficacité lyrique et subversive détonante. On ne peut que sentir que ce film a été fait autant pour impressionner une certaine avant-garde, que pour faire un pied de nez à l’esthétique officielle, et échapper ainsi au poids énorme qu’elle faisait peser sur les épaules et les consciences. Cette œuvre est un peu comme une révolte adolescente, une façon de dire « merde » à son pays, comme on dit « merde » à ses parents, pour se libérer du carcan étouffant. Le film convoque des détails et des apparitions, et ce souvent sans véritables explications, par pur plaisir de créer une sorte d’enchantement se refusant à toute analyse rationnelle et matérialiste.
Avec les jeunes filles des Petites Marguerites, nous sommes dans le règne du caprice individuel, du désir égoïste ; une recherche d’amusement et de quoi tromper l’ennui dans une société plus que morne. Ces jeunes filles sont belles, complètement excentriques et, bien évidemment, ne travaillent pas. Elles passent leur temps à faire des blagues plus que douteuses, jouant à se faire entretenir par des vieux messieurs avant de les renvoyer dans leur chaumière. Mais de l’aveu même des intéressées, cette vie particulière ne révèle en fait qu’une angoisse face au monde, à la société qu’on leur propose : est-il vraiment bon de s‘intégrer à un tel monde ? L’appel et la crainte du néant convoque donc à la fois le suicide (l’une d’elle tentera de mettre fin à ses jours en ouvrant le gaz) et l’interrogation de savoir s’il existe véritablement une forme de félicité dans le fait de vivre comme « les autres ». En marge de leurs délires, elles observent la société, cherchant à savoir comment elle fonctionne, constatant que les « gens » se lèvent tôt le matin pour aller travailler, et qu’ils passent à côté d’elles sans même les remarquer.
Trouver sa place dans une société, fut-elle parfaite, reste un problème central. Dans L’As de pique, Milos Forman s‘attache à suivre le quotidien d‘un jeune homme renfermé sur lui-même. Pas de grands sujets ici, mais simplement des histoires d’adolescents, d’éveil à l’amour et à la sensualité, le tout coincé au milieu de parents et d‘un travail pénible, ne correspondant pas aux attentes et aux compétences du héros. Avec un scénario assez mince, Forman excelle à filmer les corps jeunes, les après-midi au lac, les bals dans lesquels filles et garçons s’attirent et se craignent. Le cinéaste se révèle être solaire, saisissant les visages et les corps sur le vif, baignant dans la lumière, avec des cadres aérés, mouvants. Mais cette grande beauté exprime un profond sentiment de tristesse et porte une histoire teintée d’appréhension, d’incompréhension, d‘une mélancolie assez terrible. Ce jeune garçon, débutant dans un travail dans lequel il se révèle être extrêmement médiocre, peine à séduire une jeune fille qui pourtant semble prête à lui céder. Quelque chose d’indéchiffrable, de mystérieux réside derrière ce visage qui n’exprime au fond rien de plus qu’un profond malaise, révélant sa difficulté à se projeter dans quoique ce soit. Les monologues moralisateurs et insupportables du père sont inopérants, impuissants et à ce point grotesques qu’ils contribuent sans nul doute à isoler un peu plus ce jeune homme. Toute communication avec l’extérieur s’avère impossible. Son mal-être ne peut que laisser le spectateur dubitatif, le rendant incapable de trouver les mots pour dire qui est ce jeune et quelle est la nature du mal qui le ronge. Personne, et surtout pas le politique, ne peut avoir de remède.
Enfin, dans Le Miroir aux alouettes, les réalisateurs ont cherché à peindre une petite ville tchécoslovaque pendant la guerre. À l’opposé des films glorieux de résistance, cette œuvre renvoie à la responsabilité de chacun, au comportement de la population et à la façon dont une certaine médiocrité participe en fait pleinement à l’exécution d’un crime monumental. Dans ce film, un individu moyen se voit offert les clés d’un magasin tenu par un propriétaire juif, grâce à l’influence d‘un beau frère qui a totalement épousé la cause de la collaboration avec l’occupant national-socialiste. Suite aux nouvelles lois, tous les commerces tenus par des juifs seront remis à de « vrais aryens ». Visiblement pas vraiment emballé par cette offrande, notre pauvre bougre se rend tout de même à l’adresse indiquée, et découvre que ce magasin est tenu par une petite vieille seule et totalement déconnectée du monde. Peu de temps après, il apprends que cette boutique et cette dame vivent uniquement grâce aux dons de la communauté juive. Face à une offre qu’il a tout de même accepté, il ne peut se résoudre à chasser cette femme qui, n’ayant pas vraiment compris qui se passait, le considère comme un fils. Peu à peu, il devient pour elle une sorte de protecteur…
Le Miroir aux alouettes, loin des canons valeureux simplistes du cinéma de guerre, s’attarde sur un homme et sur son comportement dans une histoire qui ne lui disait rien de bon. Ce film suit le parcours moral et éthique d’un individu pris dans la tourmente, pris entre le désir de passer entre les balles et une conscience morale qui finit par s’imposer et par court-circuiter le tout. Toute la force du scénario réside dans l’extrême ambiguïté du comportement de cet homme.
À l’approche du printemps de Prague, ces films ont pu rétrospectivement être considérés comme annonciateurs du vent de contestation qui allait bientôt être écrasé par les chars russes. Pourtant, le sujet principal de ces œuvres n’est rien que d’autre que l’Homme. En ramenant chacun à ce qui constitue ses troubles personnels, à son adolescence et à la façon dont cette période forme la sensibilité, ces réalisateurs se sont intéressés à l’individu dans ce qu’il a d’unique. Ce faisant, ils refusent ainsi de parler au nom de l’humanité et à indiquer la chemin à suivre. Dans un régime totalitaire voulant s’assurer de la marche commune des hommes et des femmes qu’il tente de contrôler, cette façon de faire reste donc le meilleur antidote à l’embrigadement.
Reste à saluer le travail de l’éditeur (Malavida) qui innove notamment par l’originalité du design des pochettes cartonnées et par le choix des couleurs. De plus, certains livrets contiennent de véritables documents concernant ce cinéma, ainsi que des entretiens des cinéastes ou de spécialistes. Idée originale que d’accompagner les DVD d’un petit fascicule regroupant analyses ou interviews passées, données et publiées à l’origine dans divers endroits difficilement accessibles avec le temps.