Pour un jeune réalisateur, l’exercice du deuxième film est périlleux. Il y a quatre ans, Jérôme Bonnell signait, à tout juste 23 ans, un premier film sensible et gracieux, épatant de maturité : Le Chignon d’Olga, chronique douce-amère de la reconstruction d’une famille après le décès de la mère. Les Yeux clairs est, tant dans la forme que dans le fond, beaucoup plus ambitieux que son prédécesseur. Le film est entièrement construit autour de Fanny (Nathalie Boutefeu), jeune femme décalée dont la folie douce a du mal à s’adapter au monde un peu trop cartésien dans lequel elle est obligée de vivre. Fanny entend des voix, se planque dans les placards pour effrayer ses proches et raconte des horreurs aux enfants du village. Elle vit chez son frère (Marc Citti), qui l’adore, et sa belle-sœur (Judith Remy), avec laquelle la communication semble impossible. La cohabitation basculant progressivement dans l’incompréhension, Fanny décide de fuir. En chemin, perdue dans les bois, elle va faire la connaissance d’un étrange inconnu…
D’emblée, le ton est donné. Fanny est un personnage de conte de fées, avec ses codes et ses passages obligés : le gentil frère, la méchante belle-sœur, la forêt, l’inconnu dans sa cabane… Par bonheur, Jérôme Bonnell manie les symboles avec précaution et, surtout, ne fait pas de Fanny une héroïne passive. Le film, entièrement construit autour de ce personnage excentrique et attachant, est scindé en deux parties bien distinctes avec, pour seuls fils conducteurs, Fanny et sa détermination à vivre, comprendre et surtout, ressentir.
La première moitié du film, drôle et lunaire, nous entraîne dans un monde où le rire n’est jamais loin de l’hystérie, où le burlesque des situations est étiré jusqu’à la rupture, jusqu’au malaise. Affreuse sorcière ou joli petit elfe, Fanny navigue entre le grave et le léger. Nathalie Boutefeu n’évite pas toujours la caricature dans la représentation de la folie mais réussit à rendre avec force les contradictions de son personnage. Dommage que la relation ambiguë qui lie Fanny à son frère ne soit pas plus développée, d’autant plus que Marc Citti, dans un rôle sous-exploité, apporte un réalisme qui fait un peu défaut au film : le personnage de Fanny est bien plus intéressant quand il est confronté au quotidien de ses proches et par extension, au nôtre.
Lorsque, après une dispute violente avec sa belle-sœur et son frère, Fanny se perd dans la forêt et rencontre un mystérieux étranger, Les Yeux clairs glisse dans un surréalisme inattendu. L’homme (incarné par Lars Rudolph, acteur au physique extraterrestre) ne parle pas français et Fanny ne parle pas allemand. Il répare sa voiture, lui offre un repas et peu à peu, apprivoise la jeune femme. Pari culotté de la part du réalisateur que de rompre avec le rythme du film pour imposer une succession de plans muets dans lesquels les acteurs jouent à tomber amoureux. Cette cassure ne se hisse pas toujours à la hauteur de ses ambitions : si Jérôme Bonnell réussit à porter ses personnages et les comédiens qui les incarnent vers un véritable état de grâce, entre poésie et naturalisme, il frôle aussi parfois la niaiserie contemplative.
La disparition subite des personnages du frère et de la belle-sœur se justifie : Fanny quitte un monde qui n’est pas fait pour elle et intègre un univers qui lui correspond mieux. Mais en abandonnant la tension qui faisait toute la force de sa première partie, le film perd en ambiguïté ce qu’il en gagne en candeur. Jérôme Bonnell n’a pas son pareil pour installer un univers mélancolique, à la limite du fantastique : dommage que de cruel, le conte de fées se fasse plus conventionnel, dans lequel le vilain petit canard s’épanouit au contact d’une bête au cœur de prince.