Vingt ans après sa réalisation, le fascinant documentaire de Bruce Weber sur l’angélique et paradoxal jazzman Chet Baker ressort sur les écrans dans une version restaurée. À la fois portrait d’une figure étrange et ambiguë et réflexion sur le legs d’Hollywood concernant le culte de l’image, le film plaît par son image parfois presque trop léchée, mais emporte l’adhésion grâce à la personnalité intensément magnétique de son principal sujet.
En 1988, Chet Baker se suicidait. Chet Baker, le musicien de jazz qui aurait inspiré à Charlie Parker un avertissement aux grands noms du jazz : attention, ce petit Blanc allait leur causer des problèmes. Mais Chet Baker, c’est aussi la défonce la plus violente qui soit (à la question sur sa drogue préférée, il répondait en 1987 : « The drug that frightens the others to ashes » − la drogue qui fait tellement peur aux autres qu’elle les change en poussière − à savoir, dans son cas, le speedball, mélange de cocaïne et d’héroïne), la violence, l’insouciance, l’inconstance.
En 1987, Bruce Weber met en chantier ce qui deviendra Let’s Get Lost. Le film est encore en montage lorsque Baker trouve la mort. Si Let’s Get Lost prend dès lors la forme d’un hommage, il est permis de se demander si les ténèbres qui se dégagent du film n’eussent pas été tout aussi présentes, Chet Baker eût-il vécu – tant est envahissante la mélancolie que Baker lui-même dégage. Et quelque hommage qu’il soit, Let’s Get Lost n’est en rien une hagiographie. Si le film débute en décrivant un aspect positif du musicien, le réalisateur prend vite le parti de multiplier les points de vue. Les anciennes femmes de Baker s’entredéchirent, se haïssent. Ses amis soulignent son côté inconstant, parfois totalement étranger à toute empathie pour eux et leurs sentiments : tous adorent Baker, autant qu’ils le haïssent. Tous insistent sur son caractère manipulateur, et Bruce Weber lui-même se garde bien de faire une icône de son sujet – qui sait, semble-t-il dire, si le très manipulateur Chet Baker ne le manipule pas lui aussi, ne nous manipule pas, nous spectateurs ?
Évoluant en marge de la Beat Generation, Chet Baker côtoie ses grands noms lorsqu’il s’agit d’incarner le côté sombre de l’American dream des années 1950. Allen Ginsberg, William Burroughs, Jack Kerouac… Comme sur ces derniers, la réalité semble n’avoir que peu de prise sur Chet Baker. Ses contemporains, interviewés, le soulignent : Chet Baker est inconsciemment, intrinsèquement photogénique. Voulu comme une icône par Hollywood qui lui offre des rôles dans des bluettes musicales, Baker n’incarnera finalement pas son propre rôle au cinéma : il est trop inconstant, trop sauvage pour cela. Essentiellement cinématographique, Baker le reste jusque dans sa dernière année. Évidemment, il joue avec nous, autant qu’il joue de lui-même. Et Bruce Weber d’affecter une esthétique de photographie léchée, irréelle, parfaite, comme les photographies des icônes de l’âge d’or d’Hollywood. Baker pose, et sait qu’il pose, et tous autour de lui le savent, sans pourtant pouvoir lui en tenir rigueur, en parvenant à faire abstraction de ce jeu.
Défini par sa beauté (celle de son visage, de son corps, de sa voix), Chet Baker fait de ce Let’s Get Lost qui lui est consacré avant tout un document sur un acteur. Le musicien et l’acteur, finalement, se confondent à l’écran. Nous sommes en 1987. Baker est à Cannes, à l’occasion du Festival. Il joue, et se plaint que le public ne prête aucunement attention à la musique. Sa voisine le conforte : « C’est le public de Cannes, le pire public du monde. » La salle de cinéma où est projeté le film bruisse, amusée, refusant de voir l’insulte ironique qui lui est adressée. Puis Chet Baker s’adresse, à l’écran, au public cannois pour lui demander en termes vifs de bien vouloir se taire pendant la musique. Le public, semblant incapable de comprendre que ces imprécations pourraient s’adresser à lui, pouffe et rit à haute voix…
Mais bientôt, Chet Baker entame « Almost Blue ». Et le public, finalement, se tait.