Hanté par le spectre d’une crise économique sans précédent, Let’s Make Money peut bien être considéré comme le documentaire ultime sur les dérives de notre système néo-libéral. Après une plongée terrifiante dans l’agro-business (We Feed the World), Erwin Wagenhofer s’invite auprès des acteurs d’une économie dérégulée et épingle ainsi les mécanismes abusifs d’un marché vicié. De même que le présent demeure incertain, le documentaire laisse finalement craindre que le pire est peut-être à venir.
Alors que fin 2008, le monde a été frappé par la chute en cascade des banques et des grands groupes industriels, la plupart découvrait l’envers d’un marché économique basé sur des fonds spéculatifs et autres paradis fiscaux. Or le documentaire de Wagenhofer a la particularité d’avoir été réalisé avant ce grand effondrement des piliers économiques. L’investigation constitue alors une sorte de projection folle et bien réelle de ce qui devait inexorablement se profiler suite à cette course aux profits. Le documentaire permet alors de saisir l’engrenage d’une globalisation menée par une poignée d’ « assassins néo-libéraux » au sang-froid monstrueux. Let’s Make Money traverse alors avec acuité les lieux d’une mondialisation où la libre circulation rime le plus souvent avec esclavage moderne.
L’approche pédagogique de Wagenhofer nous mène dès le départ en Suisse au mont Pèlerin où, à l’origine, des économistes ont imaginé un système néo-libéral qui doit favoriser, à l’échelle mondiale, l’économie de marché. Le documentariste retrace l’évolution de cette pensée dès lors qu’à la suite du choc premier pétrolier et l’horizon d’une décroissance, quatre mesures sont prises. Dérégulation des marchés financiers, concentration des fonds d’investissement, libéralisation des groupes nationaux et affaiblissement de l’état interventionniste. Tous sont les signes de l’impunité totale des agents du système et d’un modèle économique étendu au monde entier.
Et le film de Wagenhofer poursuit alors les grands groupes délocalisés en Inde, en Afrique pour faire entendre leur voix et leur appétit insatiable d’exploitation. De cet industriel affirmant clairement que l’investisseur n’a pas à se soucier d’une quelconque éthique et soulignant que « le meilleur moment pour acheter c’est lorsque le sang se répand dans la rue », le spectateur est alors confronté à une parole aussi inhumaine que l’acier. Et le montage laisse alors la démesure d’un tel propos naviguer dans les géographies misérables de ces pays dits émergents. Ou comment une parole inconsidérée peut produire un impact et de tels ravages au cœur de ces régions en « développement»… Refrain connu que celui d’au nom d’une soif de profits, les sociétés exploitent une masse salariale et la maintiennent pour leur compte le tiers monde comme une classe ouvrière.
Mais, il ne fera aucun doute que la partie la plus opérante du documentaire se situe dans les pays occidentaux, sur la côte espagnole, aux alentours du FMI et derrière le rideau abstrait de l’île de Jersey. Là où dans We Feed the World la culture intensive espagnole dévoilait des paysages ravagés, les spéculateurs immobiliers font jaillir de terre d’énormes complexes hôteliers. Des monstres vidés de tout client et dont on apprendra que leur construction n’a pour seul but que celui de faire marcher l’activité et de continuer à spéculer. Dès lors, les réserves mondiales du FMI se remplissent et prospèrent de la sorte, en enfantant des sommes aux allures de gigantesque simulacre. Et les paradis fiscaux comme celui de Jersey referment la boucle en dévoilant les montagnes de profits engrangés par des sociétés dont le seul but est de masquer et jouir de cet extraordinaire capital.
Des révélations qui, depuis la crise et l’affolement des cordons de la bourse, ne sont évidemment plus un secret de polichinelle, mais c’est bien à travers les images de ce documentaire que l’on comprend plus encore les dysfonctionnements d’un tel système. Les mises en garde d’un patron africain sur l’arrivée progressive de travailleurs clandestins aux portes de l’occident dévoilent alors les futures conséquences de l’exploitation générale des « pays en développement ». On ressort alors de ce constat tragique perturbé et essoufflé. Mais surtout comme si la sortie hors des murs n’était pas une libération mais davantage la continuité d’un système courant à sa perte et dont on ne pourrait être qu’un élément prisonnier de sa marche forcée.