Le cinéma a depuis peu trouvé maille à partir avec l’industrie agroalimentaire, puisque ce sont trois films qui depuis un semestre abordent successivement le sujet : Fast Food Nation de Richard Linklater il y a quelques mois, puis, plus récemment, Notre pain quotidien, de Nikolaus Geyrhalter, et enfin, de son compatriote autrichien Erwin Wagenhofer, We Feed the World. Faut-il y voir un courant au sein du courant de ce qu’on appelle depuis une dizaine d’années le cinéma social ?
Fast Food Nation, c’était la fiction de gauche hollywoodienne avec défilé de stars type Bruce Willis, Ethan Hawke, Sharon Stone. Notre pain quotidien, un documentaire mutique. We Feed the World, un documentaire engagé et bavard. Sur un même sujet, il semble que les trois propositions aient été bien différentes. Pourtant, ce sont les mêmes images traumatisantes qui sont au cœur des trois films : l’égorgement du bétail à la chaîne, l’abattage de masse en usine. Images pour lesquelles il faut rappeler la dette due à Georges Franju, auteur de Le Sang des bêtes sur les abattoirs de La Villette.
Notre pain quotidien et We Feed the World ont été tous deux filmés en Autriche, et montrent les mêmes images des mêmes usines. Fascinantes, ces images de poussins qu’on croirait égarés sur une chaîne d’écrous, de bonbons, ou de bouteilles. Les deux documentaristes sont allés les chercher au même endroit. Pareil : ils ont fait le même voyage en Espagne du Sud pour y dénicher les cultures de tomate à l’infini. Mieux : tout cela, ils le filment de la même façon. Plongée progressive sur les serres qu’on découvre peu à peu gigantesques, superposition dans le même plan du bétail vivant et mort à l’usine, arrêts sur l’ouvrier spécialisé qui a traversé la Méditerranée pour s’escrimer sur les plans de tomate européens. Les différences sont infimes : l’un, We Feed the World, filme l’éviscération d’un poisson, l’autre, Notre pain quotidien, celle d’un porc, l’un filme les tas de pain non consommés par la population viennoise et déversés les uns sur les autres, l’autre filme le bras d’une machine à secouer les oliviers, etc.
Pourtant, la démarche est rigoureusement opposée. We Feed the World est un documentaire militant, puisqu’il laisse libre cours au discours : chapitrages, commentaires insérés à l’image, interviews de Jean Ziegler sociologue et expert sur l’alimentation à l’ONU, de Peter Brabeck, patron de Nestlé, d’un paysan sud-américain qui meurt de faim. Dans We Feed the World, on observe ainsi une partition entre les experts qui nous expliquent quoi comprendre, et les vraies gens, pions d’un système tentaculaire. La démarche également est militante : d’un côté il y a l’aubergine rabougrie mais traditionnelle et savoureuse, de l’autre l’aubergine dopée et flambant neuve prête à envahir les marchés et l’Europe de l’Est. D’un côté il y a le poisson pêché à l’ancienne, de l’autre le poisson dragué en masse et en profondeur, qui se repère, nous dit-on, à trois critères : il n’a pas les branchies rouges, il a les yeux éclatés (à cause de la pression de la remontée), et il est tout mou.
À l’inverse, Notre pain quotidien ne fait que montrer, sans discours – à l’instar de Louis Malle qui filmait l’usine sans un mot dans Humain trop humain – les rouages de l’industrie agroalimentaire. Il insiste en particulier sur ses trouvailles les plus furieuses comme l’aspirateur à poules, le toboggan à poissons, les rôtissoires à cochons, l’assommoir à bovins. La mise en scène s’adapte constamment à ce qui est filmé : travelling le long des enclos à bestiaux reproductibles à l’infini, ou le long des lignes de cueillette sous les serres ; plans fixes où défilent les rangées de carcasses suspendues. Cette approche non discourante permet de ménager des moments forts : la césarienne d’une vache où l’on voit le vétérinaire trifouiller dans les entrailles comme dans un bac de Lego, ou ces plans grandioses et oniriques d’une carrière de sel souterraine.
Reste la question clé : pourquoi de telles images sont fascinantes au point de constituer la matrice de trois films que tout sépare sur la forme ? Pour y répondre, il faut observer que dans We Feed the World et Notre pain quotidien comme dans Fast Food Nation, le trajet de base reste le même : c’est un aller-retour entre ce qu’on mange, ce qu’on a dans son assiette ou sur le marché, et la façon dont c’est produit, dont cela arrive jusqu’à nous. D’où les trajets en camion, les pénétrées à l’intérieur de l’usine. Or d’un tel trajet, de tels espaces, nous n’avons habituellement jamais connaissance : autrement dit, chacun des trois films repose sur l’idée du dévoilement.
Il y a ainsi, dans Notre pain quotidien, ces longs plans sur les ouvriers de l’agroalimentaires prenant leur pause déjeuner : on se demande d’abord comment il font pour ne pas être dégoûtés par la nourriture – puis on se demande comment nous faisons pour ne pas être dégoûtés non plus. Et de même que Notre pain quotidien fonctionne au dégoût, We Feed the World fonctionne à la culpabilité : à cause de notre inconscience de consommateur, nous autorisons l’industrie agroalimentaire à saccager la forêt amazonienne, à faire mourir de faim des paysans du tiers-monde et à faire disparaître les saveurs d’antan.
Le patron de Nestlé conclut We Feed the World sur ces mots : « Nous avons tout ce que nous voulons, mais nous conservons du vague à l’âme. » Il semble bien en effet que la production à grande échelle, et selon des méthodes rationalisées, de nourriture, ne soit qu’un aboutissement naturel de ce qui était pratiqué jusque-là. L’enfermement de poules par dizaines de milliers dans des hangars gigantesques n’est pour ainsi dire que le prolongement de la logique de la domesticité. Pourtant, les images sont difficilement supportables : on ne peut pas mettre sur le même plan la production d’une cuisse de poulet et d’une voiture. Il y a un saut qualitatif à faire du quantitatif… C’est probablement cela, le « vague à l’âme ».