Qu’est-ce qu’un documentaire de cinéma ? C’est la question que pose Lettre à Anna à son insu. Le film est grossièrement composé de deux parties : la mise en bouche relate où et comment Anna Politkovskaïa a été tuée, et l’heure restante est une pâle compilation de témoignages de ses proches et de la journaliste elle-même (Eric Bergkraut avait tourné quelques rushs pour un autre film deux ans avant sa mort). Anna Politkovskaïa, assassinée le 7 octobre 2006 dans le hall de son immeuble (jour du 54e anniversaire de Vladimir Poutine) était une journaliste militante qui dénonça sans cesse les violations des droits de l’Homme (notamment du gouvernement tchétchène) et lutta contre les intolérables pratiques de Poutine dans son exercice du pouvoir.
Souvent pointues, les discussions tenues avec la journaliste sont des documents rares par leur nécessité d’être montrés et sachant pertinemment que ces images ne seront jamais assez diffusées, l’importance des mots est d’autant plus forte. C’est en tant que projection dans le futur, plutôt que comme projection sur un écran, que les discours de la journalistes sont vitaux, ils importent pour le devoir de mémoire, pire, pour l’obligation inévitable à quiconque est un peu sensible à toute forme de liberté de combattre toute forme d’autorité par les moyens qu’il a entre les mains. Toutefois, loin du documentaire d’investigation, on assiste douloureusement au portrait de la journaliste par un cinéaste qui, visiblement et malgré toute la sincère et louable volonté du monde, peine à rendre compte du travail et de la personnalité honorables de la journaliste, et ne semble pas un instant tenir son sujet autrement que par l’information pure et dure. Un documentaire informatif et explicatif au détriment de toute espèce de structure solide, d’élaboration d’une pensée en images comme corollaire aux idéaux d’Anna. Excepté à quelques reprises où le pathos règne en maître : ralenti sur un sourire de la journaliste et fondu au noir sur cette femme que l’on sait disparue, chaque plan glisse dans un flux assommant et chutant inéluctablement vers un sol dépourvu de toute aspérité. Il est aussi sidérant de voir toutes les personnes interviewées filmées de la même manière faussement exubérantes, à savoir de face avec un espace vide qui occupe quasiment les deux tiers de l’écran, tantôt à droite tantôt à gauche. Autrement dit : filmer sur un pied d’égalité la fille d’Anna ou son supérieur hiérarchique (pour ne citer qu’eux). C’est dans ce processus esthétique d’aplanissement total que ce documentaire tend vers la petite lucarne. Il est quand même alarmant de croire encore aujourd’hui que de laisser une caméra fixe plantée devant l’énonciateur confie davantage de force à son discours.
Il apparaît vite un ennui considérable de l’amoncellement de témoignages pourtant érudits mais sans grande vigueur. La file indienne de propos tenus est fréquemment recevable chez le spectateur comme admis d’emblée car irréfutables ou évidents : combat pour la liberté de la presse, pour la sauvegarde des droits de l’Homme etc., ce qui ne confèrent au récit qu’une inquiétante et désespérante linéarité dans ce qu’elle a de plus redoutable, c’est-à-dire créatrice d’ennui, et pire, de désintérêt. Comment un sujet aussi puissant et lourd de responsabilité peut-il être à ce point occulté par une absence quasi totale de réalisation ? Aucune, vraiment aucune idée de mise en scène valable. Le montage au début du film est déconcertant par sa franche sottise, notamment à cause de cette incessante musique soulignant caricaturalement les émotions, les fléchant d’un index tendu fièrement, plongeant le film dans un lyrisme de bas étage jusqu’à l’apparition soudaine de l’écran noir suite à trois coups de feu. C’est la dangerosité d’un excès de mise en scène du réel : Eric Bergkraut assassine une nouvelle fois Anna Politkovskaïa avec boursouflures émotionnelles et romances inélégantes. Alors peut-être faut-il prendre le cinéma comme simple médium de transmission et optimistes que nous sommes, prendre conscience de l’importance de la simple présence du portrait d’Anna Politkovskaïa sur les écrans – être, quoi qu’il arrive, et peu importe comment. Impossible de se résigner à voir dans le grand écran un modeste relais assimilable au rôle télévisuel : on ne s’efface pas ainsi quand on est destiné aux salles. Alors qu’est-ce qu’un documentaire de cinéma ? L’exact opposé de Lettre à Anna, sûrement. C’est-à-dire qu’il faudrait un peu d’idées de mise en scène, d’éclairage, de montage, ou de personnalité, disons.