Cinéaste suisse, Eric Bergkraut s’intéresse au conflit tchétchène à travers l’histoire d’une femme exceptionnelle, Zainap Gashaeva, économiste de profession qui, depuis 1994, filme les atrocités commises par l’armée russe, et continue de faire des allers retours entre l’Occident et la Tchétchénie, œuvrant sans relâche afin que le monde entier prenne conscience de l’horreur de cette guerre que les états démocratiques européens semblent vouloir ignorer.
Comment juger un tel documentaire quand le but du cinéaste et de la personne qu’il filme est tout simplement de faire prendre conscience au monde entier qu’en Europe, aujourd’hui, a lieu ce que certains considèrent comme un génocide ? Et que ce génocide est perpétré par un État soit-disant démocratique, dont la président marche bras dessus bras dessous avec les chefs de gouvernement des démocraties occidentales, dont la France ?
Comme il y a quelques semaines avec Grizzly Man de Werner Herzog, un cinéaste s’intéresse à un individu qui a lui-même fait des films en vue de défendre une cause. Dans les deux cas, le cinéaste incorpore les images faites par la personne, mais pas pour les mêmes raisons : Herzog s’intéressant à l’individu là où Bergkraut cherche véritablement à rendre compte du conflit à travers le combat de cette femme. Les images des atrocités filmées par Zainap Gashaeva sont d’une violence rare, d’une brutalité extrême, car cette femme ne cherche surtout pas à dissimuler quoique ce soit, souhaitant être au plus près de l’horreur, n’hésitant pas à zoomer de manière on ne peut plus brutale sur le cadavre d’un enfant, sur le corps d’une femme morte, mutilée après avoir été violée. Quand il nous montre ces plans, le cinéaste coupe le son : ni commentaire, ni musique, ni même les sons originaux, c’est à dire ceux de l’image que nous voyons. Il cherche alors à nous laisser nus face à l’horreur ; plus rien ne viendra parasiter la vue du spectateur confronté à l’innommable, et certaines personnes présentes à l’avant-première détourneront le regard, ne pouvant supporter de telles visions. Ces images et ces moments muets sont un moyen de mettre véritablement le nez dans l’horreur, en utilisant la manière forte, optant consciemment pour un réveil brutal des consciences.
On le comprend, le but de l’image, qu’elle soit photographique ou cinématographique, est, grâce à son procédé d’enregistrement mécanique du réel, de fournir des preuves et des pièces à convictions en vue de montrer au monde l’horreur du conflit et espérer ensuite qu’un tribunal international s’empare de ce matériau et juge les responsables en s’appuyant sur ces documents. Mais jusqu’à quelle mesure ces documents peuvent-ils avoir une valeur juridique et être véritablement à même d’illustrer et de démontrer la culpabilité des bourreaux ? Voilà une question que l’on peut se poser. Car cette femme, armée de son courage, ne semble avoir comme unique arme que cette petite caméra DV qu’elle traîne constamment avec elle. Le cinéaste s’attache alors à ces documents comme s’il s’agissait de l’unique recours qu’ont les Tchétchènes. Il suit le travail de cette femme, nous montre les vidéos, les photos, les négatifs, et la façon dont ils sont collectés, cachés, entretenus, sauvés, comme des objets sacrés d’où jaillira peut-être un jour la vérité.
Mais en attendant ce jour, cette femme s’active, erre dans les sphères politiques européennes et tente désespérément de faire entendre sa voix, sans baisser les bras face à l’indifférence qu’elle rencontre. Mais de toute façon, peut-on être découragé quand c’est la vie de son peuple qui est en jeu, et que l’on est confronté à l’éventualité même qu’il soit purement et simplement rayé de la carte ? Cette femme a aussi conscience qu’étant donné l’ampleur qu’a pris le conflit, l’horreur existe des deux côtés, tout en restant, selon ses propres mots, « 150% russe et 100% tchétchène ». Car il est certain que le sort d’un soldat russe fait prisonnier par des soldats tchétchènes n’est pas plus enviable que l’inverse. Mais l’horreur quotidienne pointée du doigt par le film est surtout celle infligée aux civils innocents, femmes et enfants, ainsi que le nombre vertigineux des disparitions d’hommes arrêtés par l’armée russe. Ces hommes, dans les meilleur des cas, sont rendus à leur famille en échange d’une rançon, ou sont tout simplement éliminés.
Manque alors, peut-être, afin d’avoir une compréhension plus approfondie des causes du conflit, ce que l’on peut appeler le point de vue du bourreau. Le seul membre du gouvernement Poutine à prendre la parole ne dira que deux mots pour expliquer les causes du conflit et justifier ainsi la politique menée : terrorisme international. Car depuis 2001, l’administration Poutine a une bonne excuse pour justifier son action, qui a pourtant commencé en 1994, en considérant que Ben Laden, Al Qaida, le 11-Septembre et ce qui se passe en Tchétchénie sont du même ordre. Là-dessus, le documentaire est clair et condamne haut et fort le terrorisme islamiste, rappelant que cette radicalisation est consécutive aux exactions des Russes, que eux seuls sont responsables de l’orientation religieuse de certains combattants tchétchènes. Un jeune homme réfugié en Suisse rappelle que l’islamisation de la Tchétchénie est quelque chose de nouveau, que les Russes ont crée ce monstre, et que le rôle croissant de ces milices islamistes dans le conflit est condamné par les Tchétchènes qui ont encore un minimum de sang froid. Car le désespoir a poussé de nombreux combattants et civils dans les bras des fanatiques religieux qui se sont emparés en cours de route du conflit.
Enfin, dans le débat suivant la projection, André Glücksmann, qui n’a pas manqué de saluer la présence de Claude Lanzmann dans la salle, appelle à une mobilisation d’ici juin, date où le prochain sommet du G8 sera présidé par… Poutine en personne. Selon lui, si personne ne conteste cela, si l’on continue à parler avec Poutine de cette façon, c’est-à-dire en le considérant comme un simple chef d’État, la Tchétchénie en prend pour vingt ans, et il n’est alors pas exclu d’envisager la disparition pure et simple de ce peuple.