Il en va de certains films comme de ces naufragés que nous décrivent les romans d’aventure. Un jour, ils reviennent. Ils nous reviennent. Quarante ans d’oubli et d’isolement nous contemplent d’un regard vierge et terriblement lucide. Saurons-nous soutenir ce regard ?
Il est des films qui nous viennent de très loin. Celui-ci, Lettre à la prison, a survécu à un long coma de près de quarante ans. L’oubli, la dégradation, font qu’il nous parvient marqué de terribles stigmates. On lit trois choses à la surface burinée de ces images : 1) la rudesse de leur cheminement, semblable à un sursis sans cesse repoussé ; 2) leur étonnante capacité de survie ; 3) l’effort qu’il a certainement fallu fournir pour les « délivrer » de leur triste sort. D’après ce que raconte aujourd’hui le réalisateur Marc Scialom, aujourd’hui romancier et traducteur de La Divine Comédie, ce sort – au sens de malédiction – n’a pourtant jamais été prononcé. Il tiendrait au silence d’un Chris Marker qui, ayant soutenu « en nature » le tournage du film, s’est tu à la projection d’un premier montage. C’est beaucoup – et peut-être un poil revanchard – que de sous-entendre, comme le fait le dossier de presse, que le désaveu de Marker a décidé de la malheureuse carrière du film. En revanche, on peut aisément imaginer qu’il soit la cause d’une inhibition qui a presque conduit Scialom à jeter son métrage à la poubelle. Qu’advient-il aux images déclarées mortes avant l’heure, enterrées vivantes ? Assurément ce qu’il advient à ces voyageurs du temps que nous décrit la science-fiction. Elles offrent un point de vue imprenable (parce qu’impossible) sur notre époque et, par conséquent, un outil inespéré pour la comprendre. Un autre temps (la fin des années 1960) nous parle directement sans qu’une épaisse couche de discours – universitaires, journalistiques, critiques, exégétiques – ne soit entre-temps venue la recouvrir. C’est pour cette raison qu’en dépit de leur patine, les images de Marc Scialom nous apparaissent étonnement vierges, vigoureuses et inépuisées. Il faut vite en profiter.
Son anachronisme sied particulièrement bien au film, dans la mesure où il raconte quelque chose de ce changement brutal de décor, de rythme et de peau qu’on appelle l’immigration, non du côté du phénomène sociologique mais plutôt de celui d’une expérience interne, cérébrale, perceptive. Lettre à la prison déroule, au niveau du récit, l’un des programmes typiques de la modernité, à savoir celui du film-enquête : il tourne autour d’un événement central qu’il ne cerne que dans la durée, par une accumulation d’images approximatives. Il va sans dire que l’événement en question est un crime et que le film travaille à accumuler, à confronter, à assembler les fragments de cette scène passée, déjà vécue, déjà bouclée. On suit Tahar, du bateau qui l’amène de Tunisie aux rues de Marseille, où il s’arrête quelques jours. Sa famille lui a confié une mission, encore obscure quand le film commence : il doit voir des gens, se rendre à Paris, parler à son frère. En off, la voix de Tahar lit de belles et longues lettres adressées à ce frère dont la situation se dévoile peu à peu, par bribes : il est accusé du meurtre d’une jeune femme blanche. Tahar décrit en même temps sa situation de « dépaysé », la nouveauté angoissante de ce pays où il plonge comme dans un grand bain d’images. Ce contact avec un sol inconnu, étrange parce qu’étranger, commence à le faire douter de l’innocence de son frère. Tahar suit deux parcours : l’un physique et l’autre mental. Le premier est une errance dans les rues de Marseille, une acclimatation difficile, un cortège d’heures perdues, tuées, rythmées par quelques tâches à accomplir. Le second ne cesse de tourner obsessionnellement autour de cette scène de meurtre, de la traiter comme un site archéologique où l’assemblage très lacunaire de fragments, d’impressions, ne vise qu’à recréer l’image complète de ce qui s’est produit.
Chris Marker aurait, paraît-il, reproché au film de n’être « pas assez politique ». Pas assez dans l’ici et le maintenant des années 1970 balbutiantes. Au vu du film, il est encore difficile aujourd’hui de lui donner complètement tort. Lettre à la prison accuse une dichotomie trop prononcée entre le politique et la psychologie, entre le groupe et l’individu, entre le son et l’image. Si bien que l’aspect le plus politique du film, à savoir la question « occuper un temps la place de coupable idéal est-elle la seule façon pour un immigré de poser un pied en France ? », se trouve reléguée presque uniquement au son. L’image, elle, travaille des aspects esthétiques passionnants, d’une inventivité et d’une beauté souvent sidérantes, mais sans les articuler autrement à la question politique qu’en les confrontant à la seule voix-off. Du coup, la partie image du film ressemble à un grand album de moments déconnectés, qui valent tous quelque chose en soi, ou à l’intérieur de très belles scènes, mais ne se départissent jamais dans l’ensemble d’une allure de recueil, de collection. Lettre à la prison, trop engagé dans un principe de division, de fragmentation, s’enferme parfois dans une solitude – voire un autisme – inquiétants. À la fin, on a un peu l’impression que la question de l’immigration n’est qu’un thème surplombant, une ligne de fuite, une « couleur » d’un film qui se joue sur un autre terrain. Sur un terrain perceptif, subjectif, cérébral. C’est sûr : le film de Marc Scialom est plus du côté de Marienbad ou d’India Song que de Loin du Viêt-Nam ou Vent d’est. Est-ce grave ? Un peu, pas vraiment.
Peut-être vaut-il mieux se contenter de cet état inachevé, éternellement ouvert aux quatre vents, brinquebalant, et se réjouir des fulgurances successives d’un film qui n’en manque pas. En définitive, ces montagnes russes, faites d’images extraordinaires et de bricolage confus, ont quelque chose d’enivrant. Ainsi, la meilleure façon de rendre justice au film serait de critiquer son image la plus juste – en précisant qu’il en regorge de la même trempe. Vers le milieu du film, errant dans les rues de Marseille, Tahar se retrouve sur un chantier abandonné par ses ouvriers. Seul, il plonge ses mains dans un seau de ciment frais, laissant venir à son esprit les images qui l’obsèdent. Alors que les visions du crime l’envahissent, il pétrit cette matière molle qui recouvre son épiderme et semble le pétrifier petit à petit. On assiste, à ce moment, à une parfaite collusion des matières : entre la peau brune de Tahar, la grisaille du ciment et le fourmillement argentique de la pellicule, il n’y a plus aucune différence. Le film trouve, à ce moment précis, une parfaite articulation entre le politique, le subjectif et le processus cinématographique. Très vite, les ouvriers reviennent sur le chantier et délogent Tahar de sa profonde rêverie tactile. À ce moment, on se dit que rarement le cinéma français avait donné une image plus frappante de cette mue pernicieuse et pétrifiante, de ce blanchiment gangréneux, de cet inévitable effritement qu’imposait l’immigration à ceux qui la vécurent, qu’elle impose encore aujourd’hui à ceux qui la vivent.