Le « représentant officiel du cinéma tzigane » en France livre avec Liberté une très belle surprise. Par son sujet, d’abord, la déportation et l’extermination des tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale, épisode quasi absent des livres d’histoire et encore plus des écrans de cinéma. Par sa forme ensuite, qui, si elle convoque tout le folklore culturel, évite la représentation clichée, voire s’en joue. Par son interprétation, enfin, James Thierrée en tête, hallucinant de prouesses, d’audaces et de sincérité.
Une clôture de barbelés, l’hiver. Un alignement de baraques grises et sales, la boue. Derrière les barbelés, une armada de femmes, d’hommes, d’enfants, visages fermés, tristesse indicible. L’imagerie – hélas ! – familière de la Shoah. Sauf qu’ici, ce sont des Tziganes qui se tiennent derrière les barbelés. Entre 250 000 à 500 000 d’entre eux ont péri sous le régime nazi : une imprécision révélatrice de l’absence de recherches historiques sur cette période tragique. En s’emparant de ce sujet, Tony Gatlif était attendu au tournant. Son film est une belle réussite, parce qu’il respire la liberté en touts points. Par sa démarche, d’abord. Après un gros travail de recherche et de nombreuses rencontres, le réalisateur a tissé son scénario en agrégeant plusieurs histoires, plusieurs destins. Le chemin emprunté délaisse la minutieuse reconstitution historique au profit de la captation de l’âme tzigane aux prises avec la tyrannie humaine.
Nous sommes en France, en 1943. Une famille tzigane – magnifiques costumes et roulottes d’époque – s’apprête à regagner un petit village où elle a l’habitude de faire les vendanges. Sauf qu’entre temps, Vichy s’est installé. Les Tziganes sont désormais interdits de vagabondage. C’est grâce au maire, Théodore, incarné par un étonnant Marc Lavoine, juste et sobre, et à l’institutrice résistante Mademoiselle Lundi (tout aussi juste Marie-Josée Croze), inspirée du destin d’une « Juste », que la famille échappe, pour un temps, à l’arrestation et à la déportation.
Tout le talent de Tony Gatlif réside dans sa propension à ne pas dérouler un fil linéaire mais à suggérer l’horreur du régime nazi sans pathos. De l’évocation d’une montre aux chiffres hébreux trouvée le long des rails d’un train, aux scènes de torture parallèles de Théodore et de Mademoiselle lundi, tout est rendu avec intelligence et suggestion délicate, sans lourdeur mais avec beaucoup de justesse. La liberté de caméra chère à Tony Gatlif, typique de Latcho Drom (1992) ou de Gadjo Dilo (1998), trouve ici un cadre qui lui permet d’opposer liberté du peuple tzigane et monstruosité de l’intolérance.
Filmer les Tziganes, et Tony Gatlif le fait depuis presque trente ans avec plus ou moins de bonheur, c’est fatalement convoquer un folklore un peu cliché. Il n’est en rien ici. Toute la culture tzigane filmée dans Liberté – et en liberté –, basée sur une musique très présente, vient apporter une réjouissante légèreté, inattendue avec un pareil sujet. Le réalisateur se joue de ses codes : les Tziganes sont des musiciens-nés, passant leur vie à taper des mains en guitare autour d’un feu ? Soit. Gatlif les fait jouer devant les poules déprimées d’un paysan, donnant lieu à une scène proprement hilarante. Le « Maréchal nous voilà » repris à la sauce tzigane est aussi un grand moment du film.
Si cette culture est filmée hors de tout cliché, c’est que les scènes où elle transparaît sont portées par un fou magnifique, Taloche, étonnant James Thierrée. Son personnage de naïf sensible, poète un peu voyant, traduit à lui seul tous les sentiments convoqués par une telle histoire : la peur, la rage, la folie qui guette, l’incompréhension, la résistance à l’enlisement… James Thierrée n’a peut-être pas d’origine tzigane, mais il a dans sa lignée le plus grand mime-poète, qui lui aussi s’est attaqué à la barbarie : son grand-père Charlie Chaplin. Son Taloche est un époustouflant Charlot-tzigane, qui se rue dans la terre pour en humer la substance, qui escalade les arbres et tombe dans le ruisseau, qui court à perdre haleine à travers la forêt et les près, son cri le suivant comme une délivrance attendue. Qui est libre.
À la lecture du synopsis de Liberté, on avoue avoir été un peu sceptique devant un élément : la présence d’un petit garçon français, orphelin, qui se lie d’amitié avec la famille tzigane et se passionne pour leur culture. Bien loin de toute mièvrerie, ce jeune acteur au nom prédestiné (Mathias Laliberté) se place au contraire comme le témoin d’une histoire tragique tout autant que de l’amour qu’il a reçu de ces êtres libres.