Fille de : tel est le titre du livre dans lequel Carole Achache revenait, en 2011, sur la vie de sa propre mère, Monique Lange. Au tour de Mona Achache, elle aussi « fille de » (mais cette fois de Carole) de prolonger l’enquête familiale et de dresser, cette fois par l’entremise du montage, le portrait de sa défunte mère. En entremêlant des milliers de lettres et de photos, des carnets d’écriture, des enregistrements sonores et des agendas annotés, Little Girl Blue témoigne d’une porosité entre le documentaire et la fiction également au cœur de la composition de Marion Cotillard, qui rend vie, de manière retorse, à la figure de Carole. Si la densité des archives redonne du poids aux fantômes du passé, notamment lorsqu’elles se concentrent sur la mère de Mona, leur brassage est souvent interrompu par une coupe brutale opérant une bascule de la réalité à sa reconstitution. C’est d’ailleurs autour de cette règle que s’organise le système formel du film : montrer Carole pour ensuite la ressusciter en lui donnant un corps nouveau, celui de Marion Cotillard, dont le jeu est tout entier tendu vers cet horizon stanislavskien – il ne s’agit plus simplement de jouer, mais de devenir Carole. En témoigne cette scène autoréflexive dans laquelle sont exhibées les coulisses de la métamorphose : la cinéaste reçoit l’actrice dans son bureau pour lui confier les vêtements de sa mère (ainsi que ses bijoux et accessoires, son parfum, ses papiers d’identité, etc.). D’abord immobile le temps de cet « échange » à la fois verbal et matériel, la caméra opère ensuite un travelling circulaire qui fictionnalise l’espace documentaire : en glissant derrière la réalisatrice pour finalement venir rejoindre, de l’autre côté du bureau, l’actrice en pleine mutation, elle enregistre la conversion du réel en son simulacre.
Mais ce travestissement n’est pas définitif : Mona Achache attend non seulement de son actrice qu’elle devienne Carole, mais aussi qu’elle continue d’être Marion. D’où le dispositif à deux caméras qu’elle adopte, reconduisant l’attelage entre fiction et captation du tournage (à cet égard, de nombreuses scènes montrent l’actrice véritablement au travail : elle apprend son texte, le récite, hésite sur son interprétation, dialogue avec la cinéaste et applique ses consignes, etc.), de sorte que Marion reste en permanence actrice et personnage tandis que, de son côté, Mona apparaît à la fois comme réalisatrice et « fille de ». S’il est parfois (volontairement) difficile à suivre – l’actrice est-elle redevenue Marion ? Continue-t-elle d’être filmée en tant que Carole ? –, ce dispositif hybride produit quelques fulgurances. Ainsi d’une séquence où un raccord de mouvement sur une cigarette allumée, couplé à un remarquable travail sur la synchronisation des deux voix, permet au montage de faire fusionner Carole, figurée par des images d’archives, et Marion Cotillard. Ou encore cette scène dans laquelle l’actrice amorce un monologue à son réveil et dont la teneur rend difficile de savoir qui s’exprime alors : l’actrice, émergeant tout juste de son sommeil, ou son personnage ? Cette confusion est d’autant plus prégnante que la mise en scène s’attelle à la renforcer : en plus d’arborer les accessoires caractéristiques de Carole – le cardigan bleu, le collier de perles noires, la paire de lunettes rectangulaires et la perruque bouclée –, Marion Cotillard est filmée en très gros plan, de manière à insister sur sa métamorphose. Ce brouillage, s’il fait l’intérêt premier du film, constitue toutefois aussi sa principale limite.
Indistinction
Pensé au départ pour transcender le geste documentaire, le dispositif stanislavskien se subordonne peu à peu à une quête réparatrice – pallier les manques d’une relation maternelle douloureuse –, plus lourdement arrimée à la psychologie de la cinéaste. Ce glissement s’accompagne par ailleurs d’un autre, concernant le projet de résurrection au cœur de la mise en scène : initialement, Achache ne voit jamais réellement Carole en Cotillard. Or, à mesure que le film avance, le point de vue de la réalisatrice semble à son tour gagné par la confusion. En atteste cette scène où la réalisatrice somme Marion Cotillard, qui prend alors une pause entre deux prises, de faire beaucoup plus de bruit en buvant son thé, afin de coller au plus près aux gestes maternels. Dans cette perspective, les séquences de conversation post-mortem qu’Achache imagine avoir avec sa mère entérinent le registre plus grossièrement dramatique qui sous-tend toute la deuxième partie du film. En atteste cette séquence, impudique, où mère (Marion/Carole) et fille (Mona/fille de) reviennent, à coup de cris et de larmes, sur l’enfance marocaine de la cinéaste, la seconde reprochant alors à la première sa part de responsabilité dans le viol dont elle a été la victime. La séquence, alourdie par la façon dont la caméra colle aux visages des actrices, synthétise ce qui différencie la première moitié du film de la seconde. Si la cinéaste se servait d’abord de l’histoire familiale pour raconter de façon détournée (les jeux d’échos organisés par le montage) la relation conflictuelle qu’elle entretenait avec sa mère, leurs rapports sont ensuite auscultés frontalement par la voix off de la cinéaste (d’ailleurs beaucoup plus présente dans cette deuxième partie, plus traditionnellement autobiographique). L’opération n’est pas sans conséquence : en substituant la subtilité initiale – parler de soi en dépeignant la vie d’un autre – par une forme plus nettement psychanalytique, la cinéaste dévitalise son récit autobiographique. Le rôle des décors le souligne : initialement peuplés d’archives, ils se vident progressivement à mesure que la colère se dissipe ; il suffit, pour s’en rendre compte, de considérer le gouffre qui sépare cette scène montrant Carole physiquement ensevelie sous ses documents, à l’aune du dénouement, dévoilant quant à lui un appartement nu. Le film va même jusqu’à s’achever sur une plage transformée, dans l’ultime plan, en une sorte d’au-delà paisible. Cette évolution illustre bien le parcours somme toute assez schématique de Little Girl Blue : né du chaos, il s’achève dans le plus grand des calmes.