Best-seller inattendu et lauréat d’une poignée de prix littéraires en 2007, L’Élégance du hérisson se retrouve très logiquement adapté au cinéma. N’ayant pas lu l’œuvre originale, on ne s’étendra pas sur ses mérites, réels ou supposés, pas plus qu’on ne se livrera au jeu des sept erreurs. Tout juste se bornera-t-on à constater que « l’élégance » a disparu du titre du film… Est-ce pour cette raison qu’il en manque cruellement ?
Dans un immeuble parisien très bourgeois, Paloma, petite fille de douze ans toujours affublée d’un pull blanc à rayures noires qui lui donne l’apparence d’un personnage de bande dessinée, rumine son projet de suicide. Ce n’est pas qu’elle soit maltraitée ou même malheureuse, mais elle refuse de devenir adulte. Armée de la caméra de son père, elle filme sa famille de riches névrosés, ses voisins et surtout sa concierge, la revêche et intrigante Madame Michel, en agrémentant son documentaire pré-post-mortem de considérations définitives sur la vie, la mort et l’art que l’on trouverait insupportables dans la bouche d’une adulte, mais qui dans celle d’une enfant sonnent trop faux pour dépasser le stade du ridicule.
Est-ce la direction d’acteurs défaillante d’une réalisatrice débutante, l’absence de naturel et d’expérience de la jeune Garance Le Guillermic, ou bien (plus vraisemblablement) l’artificialité des répliques qu’on lui donne à réciter ? Toujours est-il qu’on n’y croit pas une seconde, et que l’accumulation de jugements expéditifs et arrogants rend très vite ce petit singe savant aussi invraisemblable qu’antipathique. Ce hiatus entre l’âge réel du personnage et la maturité de son expression passait peut-être dans le roman (et encore, on se permet d’en douter) – mais dans un film, il crève les yeux autant qu’il épuise les tympans. C’est le syndrome Juno : cette fascination très contemporaine pour les surdouées incomprises, pour les pauvres petites filles riches. Si l’on veut bien croire que toutes les gamines n’ont pas Hannah Montana pour seul horizon, les aphorismes de ces jeunes ventriloques trop blasées pour leur âge ne sonnent jamais juste. La pédanterie des adultes transparaît très vite derrière le maquillage rose bonbon de l’enfance.
L’autre histoire du film, c’est celle de la concierge, interprétée par une Josiane Balasko dont les journaux salueront certainement la « performance » dans les prochains jours. L’actrice a assez de métier pour défendre le personnage, et pour insuffler, par moments, de légères bouffées d’émotion dans un film par ailleurs très froid. Mais sa Madame Michel est au fond aussi peu sympathique que la petite peste qu’elle fascine, et avec qui elle partage un même mépris des riches locataires de l’immeuble. Ceux-ci sont tous impitoyablement caricaturés et ridiculisés sous le regard des deux caméras (celle de la fillette, celle de la réalisatrice) : la vieille gâteuse, la rombière hautaine, la mère en dépression chronique, le père démissionnaire… Ce jeu de massacre pourrait être plaisant, s’il était exécuté avec un peu plus de finesse… et si la critique sociale dépassait le stade de la simple poussée d’aigreur.
En effet, le film joue essentiellement sur le registre du ressentiment de classe. La revanche des sans-grade sur les puissants est un créneau porteur, surtout en ces temps de crise où la fortune des uns excite, à juste titre, la colère des autres. Cette rancœur peut engendrer de bons films, mais pas seulement. On se souvient par exemple d’Erreur de la banque en votre faveur, où des « Français moyens » se vengeaient de banquiers aussi bêtes qu’arrogants en les battant sur leur propre terrain (et en se révélant, du même coup, aussi mesquins qu’eux). C’est également le principe de ce Hérisson, sauf qu’ici, la fascination pour la Culture avec un grand « C » remplace l’obsession pour l’argent et la réussite sociale. Car Madame Michel cache une riche bibliothèque dans un recoin de sa loge, et une grande érudition derrière son apparence de concierge illettrée qu’elle cultive à dessein, afin de se soustraire aux regards des bourgeois. Le spectateur est ainsi appelé à s’identifier à ce « hérisson », et par ricochet à s’approprier ses incessantes références – notamment littéraires et cinématographiques –, et à se débarrasser de ses propres complexes vis-à-vis des détenteurs officiels du savoir. On pense aussi au Goût des autres, film petit-bourgeois qui suivait déjà le même programme, et qui rencontra en son temps un grand succès public : on imagine aisément l’impact de ce discours dans un pays où la culture occupe une si grande place symbolique.
Le film, en tout cas, ne remet jamais en cause en profondeur l’ordre social, si tant est qu’il l’égratigne seulement. D’abord, parce que ses riches bourgeois sont trop caricaturaux pour que quiconque puisse se reconnaître en eux, mais surtout parce que son personnage de vieille concierge, à la fois heureuse d’être invisible mais frustrée de n’être pas reconnue, n’aspire au fond qu’à rejoindre ce monde qu’elle semble tant mépriser par ailleurs. C’est le côté « film de princesse » de ce Hérisson – le prince charmant étant ici incarné par le mystérieux Japonais qui rachète l’immeuble. Attardons-nous un instant sur ce personnage-clé, qui permet au film de réconcilier son yin (la richesse intérieure) et son yang (les signes extérieurs de richesse). Fantasme typiquement occidental, ce brave homme incarne l’exotisme et la sagesse insondable de l’Orient en cumulant tant de qualités qu’il en devient rapidement crispant. Car Monsieur Ozu (sic) ne se contente pas d’être richissime : il est aussi intelligent, généreux, doux, cultivé, souriant, distingué, d’humeur toujours égale, beau, élégant, délicat, spirituel, bon cuisinier, plein de tact et veuf. Petit à petit, cet idéal de vieille fille romantique fait basculer le film dans les bons sentiments à la Barbara Cartland. Mais si ceux-ci viennent compenser agréablement l’acrimonie ambiante, ils ne la font pas oublier pour autant – d’autant qu’une fin abrupte viendra mettre un coup d’arrêt au conte de fées et aux rêves d’ascension sociale de la Mère Michel. Malgré le discours en apparence généreux, la morale est donc que chacun reste à sa place. De fait, le simple choix des acteurs renforce les stéréotypes de classe que le film prétend dénoncer : Balasko et Ariane Ascaride en prolos fortes en gueule, Anne Brochet – qui hérite d’un rôle indéfendable – et Wladimir Yordanoff en bourgeois coincés…
Pour résoudre la confusion d’un film qui ne paraît jamais choisir entre la joliesse, le pathos et le vitriol, il ne faut pas compter sur la réalisation de Mona Achache, qui semble trop contente d’adapter un succès de librairie pour se poser des questions de mise en scène. La forme reconduit l’incohérence du discours : ainsi, le lyrisme et l’emphase de la musique de Gabriel Yared – un choix très « nouveau riche » – jure avec la modestie affichée du propos, avec l’étroitesse du cadre et des enjeux. Mais tous ces défauts ne devraient pas empêcher le film de connaître le même succès public que le roman, et ses considérations bateau sur les apparences – forcément – trompeuses d’enthousiasmer les bonnes âmes.