Little Palestine, journal d’un siège, par l’extrême dureté de ce qu’il donne à voir, pourrait bien laisser le spectateur démuni. Le film assemble les images enregistrées par Abdallah Al-Khatib, pris au piège dans le camp de Yarmouk, témoignant des souffrances endurées par ses proches et de la réalité quotidienne d’un état de siège. Accusé d’être un creuset de la rébellion contre le pouvoir de Bachar al-Assad, ce camp de réfugiés palestinien vit en 2013 ses accès bloqués, son ravitaillement empêché, et les habitants moururent de faim par dizaines, quand ils ne périssaient pas sous les bombardements. Abasourdis par cette violence, on pourrait simplement se draper dans un sentiment d’indignation à retardement et sans suite : dans le flux incessant de nouvelles dramatiques qui nous parviennent de par le monde, le siège de Yarmouk, un épisode parmi tant d’autres d’une guerre civile syrienne qui a déjà suscité de nombreux documentaires, a vu se succéder depuis de multiples drames (le film se conclut d’ailleurs par l’arrivée des forces de Daech dans le camp).
D’où émerge alors cette sidérante émotion qui vient nous frapper, au-delà de l’effroi et de la pitié ? À l’évidence, quelque chose semble se jouer ailleurs que dans la stricte qualité du film à nous informer ou, ce qui a pu être reproché à d’autres documentaires sur la guerre syrienne, à nous choquer par une figuration parfois maladroite de la violence insoutenable du conflit. Le décalage temporel vis-à-vis des faits accouche d’une mise à distance avec le réel : la matière filmique, dont on peut aisément imaginer l’extrême brutalité qu’elle s’attelle à capter, semble modelée de manière à raisonner l’enfer vécu, pour produire un témoignage universel sur la condition d’assiégé à l’ère moderne. L’expérience vécue semble comme digérée et conscientisée ; les images sont réorganisées dans un récit qui implique un discours a posteriori. Le film, s’il donne à voir la colère et l’excitation qui règnent dans le camp, met aussi en exergue des moments de calme et des épiphanies presque heureuses – un sourire par-ci, un chant par-là. Mais il ne faut pas s’y tromper, Little Palestine, sous son apparente prise de recul, témoigne d’une colère froide, maitrisée, dressant tous ces visages amaigris, ces enfants aux sourires sans joie, comme une armée de fantômes venue hanter à jamais leurs bourreaux. Si le documentaire cible les forces de Bachar al-Assad, il en va de même pour la communauté internationale et sa passivité, directement visée dès la première séquence. C’est ce qui heurte le plus profondément : il est trop tard pour les victimes de Yarmouk et cette œuvre, qui vient exhumer des âmes damnées par l’image et le son, n’appelle à aucune autre réaction que le recueillement.
Les enfants vieillards
Le film est d’abord né d’une nécessité de témoigner pour participer, on l’imagine, à la guerre des images avec le régime de Bachar en donnant à voir au monde les conséquences des crimes perpétrés. Ancien activiste humanitaire et fils d’une mère infirmière héroïque dont le courage est salué par tous, Abdallah Al-Khatib est une personnalité fédératrice à l’intérieur du camp. Le geste consistant à filmer ces assiégés prolonge ainsi ses précédentes missions au service du collectif : devant sa caméra, la parole des anciens se libère, les enfants se mettent en scène et rient, des portes s’ouvrent et la foule se fend pour que le filmeur filme. Le jeune homme s’acquitte de sa tâche avec plus ou moins d’adresse, guidé par la nécessité de trouver des figurations fortes du siège, sans jamais filmer trop frontalement la meurtrissure des corps et la mort – peut-être empreint d’un certain optimisme naturel, ce que semble refléter aussi sa personnalité à l’écran, Abdallah s’attache essentiellement à filmer la ténacité du vivant au milieu de la dévastation, comme ce garçon se tenant sur son vélo avec une jambe en moins. Little Palestine surprend par son hétérogénéité, entre des cadres soignés que le cinéaste prend le temps de poser (comme l’image de cette petite fille décadrée qui sert d’affiche au film) et des plans pris à la volée conditionnés par l’urgence de la situation. Habilement, le montage garde la trace de ce travail de recherche et met en abyme la mission première du néocinéaste : transmettre par l’image dans la situation extrême qui est la sienne. Comme un réflexe de survie face aux horreurs et à l’ennui, la mission d’Abdallah semble peu à peu laisser place à un besoin de filmer pour « remplir le vide avec du sens », comme il l’énonce dans l’une de ses apostrophes, sans se soucier de ce qu’adviendra de ses images. C’est ainsi presque intuitivement que le thème de l’enfance vient s’inscrire dans le film pour devenir l’une de ses lignes directrices, le regard du cinéaste semblant comme happé par la puissance cathartique de ces visages poupins riant de leurs malheurs et par la déchirante vision de leur vieillesse accélérée : de ce petit garçon plein d’énergie qui tente de faire envoler son ballon au début du film à cette petite fille dotée d’une sagesse d’un autre âge, cherchant de quoi manger dans un champ de mauvaises herbes, et qui sursaute à peine lorsqu’une bombe vient s’écraser sur l’immeuble derrière elle.
Le montage organise avec minutie les rushes de manière à faire ressortir leur étonnante musicalité. Le film dans son ensemble est orchestré comme une partition, un requiem variant les rythmes et les mélodies – des séquences de chants, des intermèdes en voix off qui sonnent comme des refrains en vers, puis des harangues individuelles électrisant la foule avant que de puissantes harmonies vocales actent l’explosion de la colère collective. En atteste cette séquence remarquable où un assaut désespéré est lancé contre le barrage qui bloque la route principale – point d’acmé du film, cette séquence de foule très spectaculaire et d’une cruauté sans nom laissera ensuite la place à un finale plus intimiste et sans aucun espoir. Le cinéaste, sans commentaire superflu, retrace la naissance de cet élan collectif à travers la montée de la frustration, qui se propage de réfugié en réfugié, jusqu’à rendre l’atmosphère irrespirable. Puis, la caméra saisit péniblement la marche épique de cette foule immense marchant vers une mort certaine avec pour seule arme la puissance de leur chant, avant de capter le moment de bascule : le mitraillage pour seule réponse, puis un piteux repli. La séquence s’achève par un retour au calme, une marche silencieuse dans le chaos des rues de Yarmouk, empreint d’une tristesse que rien ne pourra jamais effacer.