Bravant le climat d’incertitude que la gestion de la crise sanitaire fait peser sur les festivals de cinéma, Visions du Réel a pu finalement se dérouler en salles, tout en gardant un volet en ligne. N’ayant pas pu nous rendre sur place, nous avons ressenti intensément l’appauvrissement du virtuel contre un festival en chair et en os, où la rencontre et le partage sont au centre de l’expérience. Les dispositifs ne manquaient pourtant pas pour pallier à cette froideur (Q&A’s, masterclasses…) avec pour plus réussi à nos yeux celui de la « carte blanche », une invitation aux cinéastes de l’édition à réaliser une vidéo pour accompagner leur film : véritables petites œuvres de quelques secondes, elles parvenaient souvent à capter de manière intuitive l’essence des films qu’elles introduisaient.
Combats
C’est le cas pour Abdallah Al-Khatib, cinéaste en compétition internationale avec le remarquable Little Palestine (Diary of a Siege). Dans sa carte blanche, Al-Khatib filme de très près une tortue en train de dévorer une feuille, alors qu’on entend en hors champ quelqu’un se plaindre de l’inutilité de ce plan (en arguant que les disques durs sont déjà remplis d’images et qu’il n’y a pas assez d’espace de stockage dans un endroit sans ordinateurs « normaux »). Le réalisateur persiste, malgré tout, à vouloir filmer la scène. On peut déjà entrevoir dans cette situation la tension qui anime ce premier long-métrage documentaire, à savoir l’implacable volonté du réalisateur de continuer à enregistrer, même dans les conditions les plus rudes. Au-delà d’être le témoignage du siège cruel mené par le régime d’Assad au camp palestinien de Damas durant la guerre civile syrienne, Little Palestine… constitue une manière pour le cinéaste de s’accrocher à la vie. Armé de sa caméra, Al-Khatib, pris lui aussi dans ce siège qui coûtera la vie aux plus faibles — bébés et vieillards —, documente à vif le combat d’une communauté contre l’atrocité. Soucieux de tout enregistrer (« Film everything ! ») sans pour autant succomber au voyeurisme, il filme les bombardements, la famine qui se répand peu à peu, les paroles déchirantes d’enfants arrachés à leur enfance, ou encore des moments d’une grande puissance : le chant de jeunes gens au milieu d’immeubles bombardés, des hommes qui se mettent à danser, sa mère, infatigable médecin qui fait du porte-à-porte pour soigner les malades, etc. Se confrontant aux limites du représentable, Little Palestine… est un acte de résistance face à la mise à mort des corps mais aussi des liens humains : à l’image de cet enfant assis à l’arrière d’une mobylette dont le visage, visiblement épuisé par la faim, se fend soudain d’un sourire face à la caméra, la fonction première du film, avant même le travail de mémoire, semble être celle de faire écran à la terreur et de permettre au filmeur de maintenir un lien possible avec les autres, même aux moments du plus grand désespoir.
Engagé dans un autre type de combat, sans doute celui de sensibiliser ses compatriotes en restaurant la vérité, Avi Mograbi se donne avec The First 54 Years, An Abbreviated Manual for Military Occupation la mission ambitieuse de faire la chronologie des méthodes qu’Israël déploie depuis 1967 pour asservir les palestiniens. Comme dans ses films précédents, Mograbi est à l’image, cette fois-ci pour incarner avec cynisme et ironie la figure du bourreau. On pourrait reprocher au film son penchant informatif, servi par une alternance systématique entre les prises de parole du narrateur Mograbi, en figure de professeur machiavélique qui annonce le programme, les témoignages glaçants de vétérans israéliens issus de l’association « Breaking the silence » et les images d’archives accompagnées d’un commentaire explicatif (dont le ton rappelle les vidéos démonstratives du groupe de recherche Forensic Architecture). Il est étonnant de remarquer qu’avec The First 54 Years… Mograbi réalise tant sur la forme que sur le fond ce qu’il a systématiquement évité de faire jusqu’ici, à savoir un documentaire didactique qui tranche clairement la question du conflit israélo-palestinien. Qu’est-ce qui le pousse à accomplir une telle opération ? Sa carte blanche, qui le montre assis sur un banc, en plein conflit avec sa conscience, esquisse une réponse : « Pourquoi ça doit toujours être moi ? Pourquoi j’ai besoin de ça ? (…) Laisse quelqu’un d’autre s’en occuper ! » dit-il avant de s’extirper du cadre. Il nous revient alors à l’esprit une phrase prononcée par son interlocuteur téléphonique palestinien dans Pour un seul de mes deux yeux, l’un de ses meilleurs films : « Je crois que c’est de ton côté Avi, de définir le vrai sens de ce que c’est que d’être un occupant, ceci n’est pas notre mission mais celle de quelqu’un d’autre, à l’intérieur d’Israël…»
Fuite
Si la confrontation à la réalité est inévitable pour Al-Khatib et Mograbi, le très beau moyen métrage Groupe merle noir d’Anton Bialas exprime par la fiction un mouvement contraire : une résignation face à la vie et le désir d’une fuite, coûte que coûte. D’une noirceur mélancolique hantée par Absences répétées de Guy Gilles et la chanson homonyme interprétée par Jeanne Moreau, le film suit un groupe de cinq personnes qui, déterminées à en finir avec un monde hostile et sans issue, se réunissent dans une maison à la campagne. Au silence, imposé par l’absence totale de dialogues, se substitue une rare intensité de la présence des acteurs, sublimée par une photographie d’une sombreur expressionniste soulignant la tristesse et l’étrangeté de leurs visages. De simples gestes du quotidien — se laver, laver des légumes, manger — acquièrent une gravité dont seuls les éclats lyriques de la bande-son laissent transparaître le désespoir. Ce contraste entre l’abstraction narrative et le bouillonnement interne des personnages que l’on saisit par fragments installent une ambiance crépusculaire captivante. Il est certain que le pessimisme de Bialas résonne avec les désastres humanitaires dont font part Mograbi et Al-Khatib. On peut pourtant rester perplexe face à l’idéalisme et la radicalité de sa proposition qui ne laisse pas d’espace à la lutte. Ce que l’on constate chez les personnages de Bialas est l’impossibilité de l’amour, un amour qui pourtant sommeille en cet homme qui regarde le dos nu d’une femme assise sur son « lit, grand ouvert et froissé, comme un bateau désemparé». Il suffirait, peut-être, qu’elle se retourne vers lui pour que la nuit se transforme en jour.
Groupe merle noir d’Anton Bialas