Pour qui considère les Beach Boys comme l’un des plus grands groupes de la courte histoire de la pop music, Love & Mercy promettait joie et euphorie, joie de passer deux heures en compagnie des cathédrales sonores de Brian Wilson et consorts, mais aussi joie, un an après le très beau Jersey Boys de Clint Eastwood, de suivre à nouveau l’itinéraire d’une équipe, de la naissance d’une harmonie au délitement d’une amitié fraternelle. Seulement comme l’indique son sous-titre, le film évacue assez vite la question de l’ensemble, relégué à l’arrière-plan du film, pour se concentrer sur son cœur créateur, à savoir Brian Wilson, orfèvre des mythiques Pet Sounds et de SMiLE, projet qui ne sera achevé qu’en 2004 mais dont les joyaux longtemps disséminés ont jalonné les chefs‑d’œuvre plus méconnus des années 1970 (Sunflower, Surf’s Up, etc.). Si ce choix scénaristique peut se défendre, tant Wilson apparaît comme la figure de proue des Beach Boys mais aussi le personnage au potentiel romanesque le plus certain, le traitement des autres membres du groupe, cantonnés aux postes de seconds rôles à peine ébauchés dont la contribution au groupe parait quasi-nulle, interroge à plus d’un titre.
Loin de nous l’idée de pinailler sur la véracité des faits qui nous sont ici racontés, d’attribuer des bons et des mauvais points au travail de reconstitution, mais cette simplification de l’histoire qui sacralise Wilson au détriment de ses partenaires est un bon symptôme des problèmes du film. D’une part parce que la musique y importe finalement assez peu : Bill Pohlad, dont c’est le premier film (ce n’est toutefois guère un inconnu – il a fondé la société River Road Entertainment, pour laquelle il a produit de nombreux films), s’intéresse ici à la part intime de l’homme plutôt qu’à l’artiste, à ses failles (Wilson est schizophrène), ses gourous (son père tyrannique qui l’a rendu à moitié sourd, le docteur Eugene Landy, interprété ici par Paul Giamatti), et à son grand amour, sa femme Melinda, qu’il rencontre au tout début du film. De l’autre parce que Wilson est presque de tous les plans, mais qu’en dépit de ce resserrement le film échoue à explorer l’intériorité du personnage, et se complique même considérablement la tâche en liant deux trames temporelles disjointes, chacune centrée sur un épisode majeur de sa vie – le sommet (l’enregistrement de Pet Sounds entre 1965 et 1966) et la renaissance du compositeur, à la fin des années 1980.
À distance
Deux trames qui ensemble visent à approcher le mystère Wilson de deux manières bien distinctes : dans la première tous les corps satellitaires de l’intrigue (son père, sa femme Marilyn, le groupe, son ami et collaborateur Van Dykes Parks) ne sont que partiellement traités pour mieux se concentrer sur l’histoire d’un individu cloîtré dans son monde intérieur, tandis que la partie plus contemporaine, elle, nous montre un Alien ventripotent et défraichi dont l’étrangeté mais aussi la bonté sont perçues par le regard d’une femme qui tombe peu à peu amoureuse. D’où l’impression d’assister à un film extrêmement froid, qui déroule la chronologie et se cantonne à son entrelacement narratif sans avancer d’un pouce : qu’il soit vu de loin ou de près, le Brian Wilson du film reste une énigme, ce que le film souligne par des percées dissonantes très artificielles, héritées d’un imaginaire plus proche du clip que du psychédélisme des années 1960. Si quelques scènes situées à cette période, où Wilson travaille en studio sur Pet Sounds, éclaire un peu ce film terne, la partie située dans les années 1980 quant à elle se contente de répéter les mêmes idées (miroirs pour mettre en exergue la dualité du personnage, couloirs et chambres d’un blanc laiteux comme espace mental à arpenter) pour un récit d’emprise et de rédemption très balisé et guère transcendé, c’est le moins que l’on puisse dire, par des acteurs en roue libre.
Le déficit d’émotion du film tient d’ailleurs beaucoup plus au casting qu’à la platitude de la mise en scène, qu’il s’agisse de Paul Dano, roi des cabotins (désastreux premiers plans où son visage est déformé de rictus outranciers alors qu’il chante en playback), de John Cusack, à peine plus convaincant en Brian Wilson au creux de la vague, ou Paul Giamatti, toujours en surchauffe. Chacun d’entre eux met encore à peu plus à distance le spectateur du ballet d’affects (les relations entre un maître et un disciple, la rédemption d’un individu qui tombe amoureux, etc.) au cœur de l’intrigue en surchargeant sa partition de tics et de signes de technicité. Il y a de fait deux tristes conceptions du jeu dans Love & Mercy : la performance maniérée d’acteurs-ogres ou le jeu en-dedans de personnages faire-valoir peu considérés par la fiction. De cette farandole de mauvaises idées et de choix malheureux (jusqu’à l’utilisation d’une bande-son originale anecdotique finalement aussi présente que les morceaux des Beach Boys !) accouche un biopic empesé dont le seul intérêt (mais ce n’est guère une surprise) tient à la présence de quelques merveilles harmoniques. Reste alors à fermer les yeux et à tendre l’oreille.