Drôle de trajectoire que celle de Clint Eastwood, qui depuis le très faiblard Invictus, l’inégal Au-delà et le beau mais mal aimable J. Edgar, semble avoir écorné son statut de grand auteur populaire, incontesté il y a encore cinq ans. Avec Jersey Boys, biopic consacré au fulgurant succès de Frankie Valli et de son groupe, The Four Seasons, le cinéaste semble renouer avec la grande forme classique, en ressuscitant au passage le genre déserté du film musical. Il y avait là le potentiel à une fresque de l’ampleur des longs-métrages de Scorsese (auquel Eastwood emprunte d’ailleurs les apartés à la caméra et la construction en deux temps d’un récit autour d’une ascension et d’une déchéance), que le réalisateur de Mystic River semble étrangement refuser pendant près de 2h20. Car Jersey Boys, c’est là son intelligence, et sa singularité, tient plutôt de l’œuvre mineure mais gracieuse, où l’auteur, retranché derrière son sujet, met la science de sa mise en scène au service d’un groupe sans héros. Si Frankie Valli occupe certes la place centrale de l’intrigue, le jeu de son interprète (John Lloyd Young, impeccable), tout en retenue, ne lui permet jamais de se distinguer véritablement de ses compagnons de jeu. Qu’Eastwood autorise chacun des personnages, sauf Valli, à s’adresser directement au spectateur, témoigne bien de sa volonté de ne pas articuler son récit autour d’une seule figure.
Que raconte alors Jersey Boys ? Plus encore que l’ascension sociale prodigieuse d’un trio d’italo-américains propulsés au sommet du hit-parade, c’est l’alchimie d’un collectif, puis son délitement, qui passionne le cinéaste. Eastwood ne filme d’ailleurs que ça, le collectif : le groupe, la famille, la mafia, autant de micros-cellules qui s’unissent et se désunissent. On aurait tort d’intenter au cinéaste un procès en académisme, tant la mise en scène, aussi discrète que précise, vient accompagner ces entrelacements. Eastwood dépeint notamment dans les scènes de chant la cristallisation d’un mouvement de groupe, où chaque voix, chaque ajout, vient contribuer à la réussite d’un mouvement polyphonique. Beau programme, d’autant plus renforcé par la précision du maître américain, qui subtilement organise l’évolution de la vie du groupe du musique au gré de ses succès et déboires, en nouant et dénouant les liens qui se sont tissés. Cela tient parfois à presque rien : une poignée de mains raccordée sur un visage seul, un échange par miroir interposés plutôt que par une suite de champs/contrechamps, un subtil changement d’échelle de cadre, etc. L’humilité du classicisme d’Eastwood, précieuse car de plus en plus rare, est ici directement mise en abyme : dans Jersey Boys, on joue avec et pour les autres, et la réussite d’une œuvre n’est possible que par une conjugaison des talents.
The last show
Sous son vernis pop et sautillant, Jersey Boys dévoile toutefois une mélancolie que l’on peut rapprocher du spleen de J. Edgar, mais plus secrète, car moins ouvertement incarnée plastiquement, en dépit d’un éclairage aux tons crépusculaires et d’une désaturation des couleurs vives. Les deux films composent presque un curieux diptyque où règnent en maître des obsessionnels ne trouvant leur épanouissement que dans l’exercice de leur don. Familles détruites, dettes abyssales : la frénésie de la vie de groupe menace, puis contamine, les relations affectives que les personnages tressent à l’intérieur et en dehors de la sphère professionnelle. C’est d’ailleurs Bob Gaudio, le compositeur du groupe (qui continue à écrire pour Valli lorsque ce dernier se lance dans sa carrière solo), complètement absorbé dans son travail, du début à la fin, qui parait le plus épargné par les blessures de la vie. D’où les ellipses du film, et sa dimension opératique, judicieusement sacrifiée : dans Jersey Boys, les triomphes s’accompagnent de regrets inavoués, jusque dans un final bouleversant de tristesse. Il faut voir les visages des chanteurs catapultés dans les années 1990, grimés par un maquillage qui exacerbe les ravages du temps. Ce vieillissement outrancier, emprunté au final d’Il était une fois en Amérique et déjà repris par Eastwood dans J. Edgar, porte toute la mélancolie d’une vie, et ouvre sur une dimension funéraire inouïe de cruauté. A ceci près que cette fois-ci, les personnages, en bons entertainers, soustraient au requiem un ultime « Sherry ». Et les adieux à un dernier tour de piste – the show must go on. On ne pouvait rêver plus joyeux testament.