Pour sa première fiction, Shainee Gabel nous propose de suivre le destin de quelques losers magnifiques en quête de rédemption dans une Nouvelle-Orléans filmée, hélas, comme une carte postale. Mais, porté par des acteurs irréprochables, ce film au rythme nonchalant reste néanmoins envoûtant. Une réussite de cinéma, hantée par la littérature et l’alcool, duo mythique d’une certaine Amérique créatrice.
Pursy (Scarlett Johansson) quitte la Floride et un mec minable pour retrouver la maison de son enfance que sa mère décédée lui a léguée. Une fois arrivée dans sa nouvelle demeure, la jeune fille est surprise d’y trouver installés depuis des années deux hommes alcooliques au dernier stade, Bobby Long et Lawson (John Travolta et Gabriel Macht). Les deux compères ont bien connu la mère de Pursy qui leur offrait l’hospitalité, mais n’ont aucunement l’intention de quitter leur repaire… Les trois vont cohabiter tant bien que mal et se redonner peu à peu le goût de vivre.
Pour cette première fiction, après le documentaire Anthem co-réalisé avec Kristin Hahn en 1997, Shainee Gabel livre le récit simple, plein de compassion, d’êtres autodestructeurs et néanmoins attachants. Vivant en marge de la société, portés par des rêves d’alcool et de rédemption, ces portraits touchent en premier lieu par l’atmosphère et le rythme que la réalisatrice leur donne. Prenant le temps d’un récit modéré par les saisons de la vie, le film fait le choix d’une certaine lenteur, qui laisse à chacun le temps d’exister. Les personnages semblent vivre leurs histoires personnelles et collectives à la cadence des gorgées d’alcool qu’ils ingurgitent, dans une ambiance imbibée autant chaleureuse que morbide. Au coin d’un feu, c’est une autre Amérique que donne à voir la réalisatrice : celle de ces marginaux volontaires revendiquant leur tendance à l’autodestruction comme pose littéraire et intellectuelle, à l’image de Bobby Long qui tire son orgueil de sa déchéance. Avec un visage massacré qu’il exhibe fièrement, Bobby Long a fait de l’alcool la loi de sa vie, celle qui lui fait prendre conscience de son échec, comme celle qui lui permet de pouvoir jouir de chaque moment passé à être encore en vie dans la simplicité de l’ivresse. Cette fascination pour l’alcool créateur et rédempteur, la réalisatrice la filme admirablement. Les protagonistes semblent tout à fait conscients du pacte qu’ils ont fait avec la mort et ne refusent jamais les conséquences de leur choix, car leurs rêves vont plus loin, vers une ambition artistique des plus fortes.
L’autre point de mire du film et des personnages, c’est la littérature. Loin de s’opposer à la boisson, elle vient au contraire la compléter. Les personnages comme le film développent le moindre événement comme une narration majeure. Chaque petit bout d’histoire est bon à être raconté. Tous ces récits, du passé comme du présent, hantent le film, la Nouvelle Orléans, les personnages. Les livres envahissent ainsi la maison où vivent les trois protagonistes : ils sont le moteur de l’action (Pursy reste en Nouvelle Orléans après avoir lu Le cœur est un chasseur solitaire) et le cœur des dialogues (les innombrables citations de Bobby Long). La littérature donne à la vie un peu de dignité et de magie. À l’image de Bobby Long qui veut faire de sa vie un livre, par l’entremise de Lawson qui rédige ses mémoires, tous les personnages sont portés par ce désir de créer une œuvre. Lorraine, la défunte, déclare ainsi son amour à sa fille par une chanson et une série de lettres, elle qui fut une célèbre chanteuse restée présente dans tous les esprits pour ses compositions. La littérature, c’est perdurer dans le temps même quand on a tout perdu.
Par la nature même de son projet, Love Song se rattache à d’autres films américains sortis cette année : Truman Capote de Bennett Miller et La Jeune Fille de l’eau de M. Night Shyamalan. Ces trois films ont laissé apparaître un nouveau grand héros américain : le livre. Livres en train de s’écrire au fur et à mesure que le film se déroule et qui ont l’ambition de rendre le minimum, de se construire sur du « rien ». Non-récit que Capote cherche à rendre dans son ouvrage De sang froid, fantastique religieux et prophétique qui anime les vies « arrêtées » de la petite communauté urbaines disloquée de La Jeune Fille de l’eau, récit qui retracerait une existence ratée faite de contemplations et de moments anodins dans ce Love Song. Ces trois films semblent chercher à rendre la profusion scénaristique qui se cache derrière chaque destin et qui peut prendre la dimension d’un grand récit ou d’un roman. C’est aussi, à travers une forme très simple, le moyen de rendre visible une frange de la population qui n’est plus représentée. Un projet qui, sans être militant, finit par devenir politique, tant les couches décrites dans ces trois films le sont peu dans le cinéma dominant d’aujourd’hui.
Dommage alors que cette si louable ambition ne tienne pas la distance. La dernière partie du film sombre dans le pathos le plus éculé et le plus prévisible et altère quelque peu la force du projet initial. Les révélations familiales à l’emporte-pièce et l’aspect mélodramatique gâchent quelque peu une œuvre qui aurait gagné à rester sur sa première voie, celle d’un style plus suggestif, mettant en lumière des relations humaines des plus fines et des plus complexes. Restent des acteurs tous excellents, de Travolta qui retrouve là la puissance de ses grandes interprétations, aux nombreux seconds rôles. Avec une mention spéciale à Deborah Kara Unger, dans le court mais intense rôle d’une tenancière de bar amoureuse de Lawson, qui ne partage pas ses sentiments mais ne peut s’en défaire. Toute en nuance, sa prestation est l’une des réussites de ce film inégal d’une réalisatrice néanmoins à suivre avec attention.