Il y a une raison pour laquelle le portrait que Bradley Cooper consacre au compositeur de West Side Story s’appelle Maestro et non « Bernstein » : l’acteur-réalisateur a compris qu’un bon biopic n’est jamais qu’une histoire vraie reconfigurée à l’aune d’un point de vue. La clef de sa réussite ne réside donc pas dans l’exhaustivité des épisodes marquants, et encore moins dans leur exactitude historique ; ce qui compte est de poser une hypothèse, davantage formelle que psychologique, permettant de saisir l’essence d’une figure. Celle de Maestro est résumée par le personnage qui, au détour d’une interview télévisée tournée dans son propre salon, tente de définir ce qui se joue dans l’articulation de ses différentes activités : Bernstein est autant un créateur (celui qui, tourné vers sa vie intérieure, travaille seul dans son bureau) qu’un interprète (soit une figure extravertie qui étale sa virtuosité sur scène). Sans doute que Cooper, qui porte justement ici les deux casquettes, celle du créateur et de l’interprète, a vu en Bernstein l’opportunité de brosser une sorte d’autoportrait « schizophrène » – pour reprendre la conclusion à laquelle arrive le musicien en évoquant la dualité de son labeur –, mais le film fait surtout de cette logique un pur principe de mise en scène. Prenons par exemple les débuts triomphaux du chef d’orchestre. Dans un plan étourdissant, Cooper montre comment l’appartement new-yorkais de Bernstein, plongé dans la pénombre et dont la grande baie vitrée est voilée d’un rideau semblable à celui d’un théâtre, devient l’antichambre du Carnegie Hall où se produit l’Orchestre philharmonique qu’il va diriger pour la première fois. Coulisses et scène forment un même espace continu, comme la vie privée de Bernstein se confond avec celle de l’artiste.
La rencontre avec son épouse Felicia (Carey Mulligan) se noue justement autour d’un numéro chanté, puis d’une répétition dans une petite salle de théâtre. Les prémisses de leur union s’incarnent, au-delà de leurs regards énamourés, par leurs déplacements sur la scène, la manière dont ils enrichissent le texte de petits gestes ou encore dans les jeux de lumière qui viennent sertir leurs sentiments naissants. Cooper semble alors rejouer une vieille idée shakespearienne, qui est aussi un axiome du cinéma classique hollywoodien : « All the world‘s a stage ». Ou plutôt, les acteurs envisagent ici toujours la scène, puis le monde, comme un prolongement des coulisses. Autrement dit, chez Cooper, « All the world’s a backstage » : la scène-monde apparaît surtout composé d’interstices, de portes entrouvertes, de corridors où l’on s’étreint sans totalement se soustraire aux regards d’autrui, jusqu’au cabinet médical où les époux Bernstein attendent nerveusement un diagnostic fatal sur le point de tomber. On l’aura compris : Maestro est aussi un mélodrame, comme A Star Is Born qui, en dépit de sa facture plus impersonnelle, renfermait déjà quelques éclats et faisait preuve d’une attention remarquable portée aux acteurs. Et c’est justement le propre du mélodrame que d’être à la fois le théâtre de passions extraverties et de tragédies chuchotées, pour faire sourdre une émotion qui, par pointes, surgit telle une lame de fond.
L’art de la rime
Ce programme, Maestro le remplit assez remarquablement, bien que de façon inégale : la circulation entre la scène et le monde ne sera jamais plus accomplie que dans les quarante-cinq premières minutes du film, en noir et blanc, où se superposent avec une vivacité éclatante les deux espaces. Sens du raccord, sens du mouvement, sens musical de l’enchaînement des plans et de l’entrelacement des séquences : on n’attendait pas Cooper à un tel niveau de virtuosité, qu’on pourrait réduire un peu facilement à une volonté d’en mettre plein la vue, si la mise en scène ne creusait pas, par une série de procédés très divers (surimpressions, superposition de situations où s’amalgament les deux strates, fragments de comédie musicale, etc.), un même sillon consistant à coupler sans cesse vie privée et vie publique. La deuxième partie du film, centrée sur la crise qui éloigne Leonard de Felicia, se révèle quant à elle plus sinusoïdale, mais Cooper tient tout de même, bien que moins fermement, son fil conducteur. C’est le cas, par exemple, de la séquence où Bernstein dirige, lors d’un concert donné à la cathédrale d’Ely, la Symphonie n°2 de Mahler. Si la scène s’articule autour de la performance physique de Cooper, l’émotion qu’elle suscite réside surtout dans la rime formelle qui la ponctue : celle d’une étreinte entre Bernstein et son épouse rejouant un baiser déjà accompagné, plus tôt dans le film, par la musique de Mahler (l’Adagietto de la Symphonie n°5, cette fois), qui actait la bascule du noir et blanc vers la couleur, et plus loin de l’euphorie d’être à deux vers les failles de la vie conjugale.
Il faut y voir autant un geste du personnage que du metteur en scène : la démonstration technique n’existe que pour faire jaillir un contrechamp, centré sur le regard ému de cette spectatrice se tenant à la marge. C’est peut-être le secret du film qui, en effaçant la frontière entre la scène et sa coulisse, parvient tout de même à créer une alcôve d’intimité paradoxale : si Bernstein/Cooper joue aux yeux de tous, c’est d’abord avant tout pour sa partenaire, Felicia/Mulligan – l’actrice trouve d’ailleurs ici son plus beau rôle à ce jour. En témoigne l’idée magnifique au cœur du plan-séquence lacrymal qui voit Felicia pousser son dernier souffle. Afin de remonter le moral de sa femme, Bernstein se déguise en médecin et surgit guilleret dans sa chambre, avant de se rendre compte, défait, qu’il est trop tard pour lui redonner le sourire. Il se glisse alors dans un autre costume et module son rythme sur celui, quasiment éteint, de la malade. Il enlace Felicia de dos, jusqu’à ce que sa respiration légèrement haletante se cale sur la sienne, entre le soupir et le râle. La scène vient alors comme ricocher sur une autre : celle de la rencontre entre Leonard et Felicia. Bernstein y apparaissait caché derrière une chanteuse, avant de commencer à jouer au piano un morceau destiné à la jeune femme. Dans le plan qui suivait, le couple en devenir flirtait devant une fenêtre, partageant, dans l’ivresse de leurs premiers mots (qui déjà se chevauchaient), une joie profonde d’être ensemble. Retour au mouroir, où s’opère là encore une nouvelle rime, parachevant un enchâssement assez sophistiqué : pour acter la mort de Felicia, Cooper filme une fois de plus une fenêtre. Mais cette fois, Bernstein se trouve de l’autre côté, dans le jardin en train de consoler ses enfants meurtris, comme observé de loin par son épouse défunte. Ce jeu retors entre acteur et réalisateur, en même temps devant et derrière la caméra, mais aussi sujet regardant et interprète se mettant au service de ses partenaires, rappelle un peu, toutes proportions gardées, l’art si précieux de Clint Eastwood qui, on le sait, fut l’un des mentors de Bradley Cooper (à qui il a d’ailleurs finalement confié le remake de A Star Is Born). Décidément, oui, ce dernier n’est plus seulement un interprète : un cinéaste est né.