Chronique en cinq volets de la vie d’un bidonville égyptien, Mafrouza s’avère une entreprise parmi les plus originales et les plus monumentales (on n’ose écrire « pharaonique ») dans le documentaire ces dernières années. Tant par sa forme que par sa durée – un peu plus de dix heures pour un total de cinq films qui peuvent être vus indépendamment les uns des autres, cet extraordinaire polyptique immerge le spectateur dans la communauté bigarrée et poétique d’un quartier d’Alexandrie construit dans les vestiges de la plus ancienne nécropole gréco-romaine du bassin méditerranéen.
Emmanuelle Demoris, jeune scénariste issue de la Femis, a découvert cette cité troglodyte un peu par hasard en 1999, alors qu’elle effectuait des recherches pour un projet de documentaire sur la relation des vivants et des morts. L’archéologue Jean-Yves Empereur lui avait recommandé d’aller visiter le quartier du « Gebel » (le « rocher ») de Mafrouza, cité funéraire devenue industrieuse quand des travailleurs de Haute-Égypte sont venus s’y établir voilà quarante ans pour travailler au port industriel tout proche. La documentariste y découvre un dédale de ruelles, d’anciennes tombes réaménagées en maisons de bric et de broc, un amoncellement de constructions hasardeuses où vivent, tant bien que mal mais avec une énergie lumineuse, les habitants de Mafrouza. Aux morts et aux vestiges millénaires, la réalisatrice préfère cette cité vivante et bruyante, où elle va passer près de deux ans, caméra DV au poing, à rencontrer ses habitants et devenir une des leurs.
Topographie d’une rencontre
Le premier guide de cette plongée dans Mafrouza est archéologue et cherche des passages vers les tombes à l’intérieur des maisons. Amusé par l’intérêt que le scientifique porte à sa maison qu’il a rafistolée avec les moyens du bord, Adel offre le thé aux visiteurs. « Bienvenue », lance-t-il, manière d’introduire la réalisatrice en même temps que le spectateur à une rencontre improbable avec les habitants du Gebel. Et ce sont ces petites histoires, les vies d’Adel et des autres, plus que « l’histoire avec sa grande hache » qui vont emporter la curiosité d’Emmanuelle Demoris.
Entrer dans Mafrouza, c’est entrer dans une ville troglodyte, presque un souterrain. Labyrinthe de ruelles étroites qui parcourent un rocher coincé entre le port industriel et les barres de HLM d’Alexandrie. Quelques plans en surplomb viendront plus tard esquisser une géographie impossible de cet espace chaotique où la verticalité des constructions et effondrements successifs voue tout entreprise de cartographie à l’échec. Au centre, un trou béant où s’amoncellent les ordures et où survivent les plus pauvres, comme le vieil Abu Hosny, dont la petite bicoque est sans cesse envahie par l’eau qui remonte depuis la nappe phréatique. Plantées au milieu des détritus, des femmes construisent un four à pain avec de la terre mouillée en guise de mortier. Le quartier résonne des chants, appels à la prière, cris d’enfants et radios braillardes… Le soir, au café, l’un des rares lieux « publics » de Mafrouza, on joue aux dominos, tandis que bruissent au vent des centaines de bouts de papiers accrochés entre les maisons. Le film d’Emmanuelle Demoris est à l’image de ces maisons improbables bricolées dans des ruines antiques : un formidable chantier d’images, chaos de montages, d’ambiances sonores et musicales, d’aplats de couleurs pareils aux tapis et tentures qui ornent les intérieurs de ces habitations sableuses. L’une des qualités premières du cycle Mafrouza – et aussi sans doute ce qui a déterminé son format si particulier – relève de ce travail de documentation au jour le jour d’une rencontre entre la réalisatrice et les habitants du Gebel. Emmanuelle Demoris, au lieu de soustraire au montage final ce qui dans d’autres projets documentaires tiendrait lieu de travail préparatoire au tournage proprement dit, dispose les images de ses premiers pas dans Mafrouza, ces moments d’égarement et de flottement propres à l’intrusion d’une « étrangère » dans une communauté dont elle ne parle pas la langue. Ces rushes deviennent un indice précieux de la relation qui se noue entre elle et eux. Ni un récit à la première personne, ni un film à thème ou à message, Mafrouza est un film « en chantier », nourri des allers et venues de son auteur, de ce qu’elle capte, mais aussi de ce qu’elle rate. Quand, d’un épisode à l’autre, elle revient en Egypte, les uns et les autres lui racontent ce qui est arrivé pendant son absence. Aucun des films du cycle ne part ainsi d’une situation écrite, et cette improvisation constante confère à l’ensemble sa singularité et son caractère parfois déroutant.
Mafrouza est une fête
Premier moment de cette rencontre, les nuits festives de Mafrouza. Elles introduisent la cinéaste à celui qui guidera ses pas, et les nôtres avec, à travers le cycle, le jeune Hassan. Intarissable trublion, déserteur au grand cœur et castagneur à ses heures, le jeune homme refuse de faire son service militaire, préférant se livrer aux joutes verbales par lesquelles on célèbre l’union des mariés. La caméra d’Emmanuelle Demoris vient se placer au centre du cercle de chanteurs et capte leurs jeux d’improvisation. Ne cherchant jamais à dissimuler sa présence, suivant le précepte de Rouch d’une caméra « participante », elle s’inscrit au cœur des interactions. Elle joue de la durée des plans séquence pour appréhender les performances des chanteurs et des danseurs, ou bien l’embarras des jeunes mariés qui doivent tenir la pose tandis que le photographe règle son appareil. Oh la nuit !, premier film de cette chronique, pose les jalons d’une réflexion qui traverse l’ensemble du cycle, celle de l’équilibre délicat entre l’engagement et la distance que recherche la cinéaste. Caméra unique, toujours au centre de l’action, elle capte les regards sans essayer de leur échapper. Elle ne cherche d’ailleurs jamais à dissimuler sa présence ou à construire cette présence en dispositif, comme en témoignent les nombreux regards ou allusions à son endroit : « ne regarde pas la caméra » avertit une femme, « ça donne la migraine ».
Des célébrations collectives, elle passe à l’intimité des intérieurs et des couples qui se racontent. Adel, qui l’avait accueillie lors de la visite de l’archéologue, lui montre les poèmes d’amour qu’il écrivait dans sa jeunesse. Survient son épouse, Ghada, qui se livre avec facétie à une scène de ménage où elle rie des déconvenues du mariage qui ont remplacé les mots doux de son prétendant. Emmanuelle Demoris, que tous ont baptisée « Iman », se fait petit à petit une place dans le quotidien du quartier. Avec Cœur, deuxième film de la série, elle dévoile un monde à rebours des clichés qu’on lui accole bien souvent. La liberté de ton surprend : on parle beaucoup d’amour, mais aussi de séparation et de divorce. Le syncrétisme religieux de Mafrouza apporte un démenti heureux à la haine qui déchire un peu plus loin les communautés musulmane et chrétienne. Contre le mauvais sort, les musulmans ne jurent que par la figure de Saint-Georges, qu’ils empruntent aux coptes. Et c’est une voisine et amie chrétienne qui vient plaider pour la réconciliation d’un couple musulman au bord de la séparation. L’une des grandes réussites de Mafrouza tient à ne jamais chercher à transformer ces moments en situations exemplaires. Si la religion et la politique s’invitent parfois dans les conversations, la cinéaste n’en tire jamais profit pour appuyer une quelconque démonstration. Au laconisme des discours, elle préfère la complexité d’un monde qui fait étalage de ses contradictions. Entre passé et présent, croyances ancestrales et lucidité, les gens de Mafrouza se jouent avec humour de la fatalité du destin.
Mafrouza est une fable
Le vieil Abu Hosny, infatigable Sisyphe, préfère écoper des quantités d’eau infinies et construire des meubles sur pilotis plutôt que quitter sa maison – « où irais-je ? Que faire ? » demande-t-il résigné en écho au titre du troisième film du cycle. À quelques mètres, remuant terre et débris dans ce gouffre à ordures qui est comme le noyau de Mafrouza, la vieille Om Bassiouni raille l’acharnement insensé du vieil homme, tandis qu’elle même s’entête à ramasser du bois sec pour allumer son four sous la pluie. Un fatalisme teinté de poésie anime les gestes de ce quotidien qui prend des allures de conte. Les déambulations solitaires de la réalisatrice dans les ruelles du quartier au petit matin accompagnées par les chants d’Hassan imposent à la narration une tonalité onirique, dès l’ouverture du quatrième opus de la série, La Main du papillon. On s’est rassemblé dans la maison d’Adel et Ghada, qui doit bientôt accoucher. Comme l’enfant ne vient pas, les vieilles femmes venues l’aider, racontent leurs mauvais rêves. Et tandis que l’attente s’éternise pour la jeune femme, surviennent deux jeunes hommes dans l’embrasure de la porte venus s’enquérir de son état, et qui, dans un geste théâtral proche de la farce, se mettent à improviser des histoires drôles sur Hosni Moubarak. Une geste épique et facétieuse refuse ainsi à ces destins de se laisser dicter leurs chemins par une misère qui pèse pourtant sur tous. L’orgueil des femmes de Mafrouza est à la mesure de l’importance qu’elles accordent à ces cocasses cérémonies de dons / contre-dons au cours desquelles, pour célébrer par exemple la naissance du fils d’Adel et Ghada, elles notent les noms de chacun des donateurs en prévision des cadeaux qu’il faudra leur faire en retour. Image parmi les plus fortes de ce mouvement à la fois épique et trivial des récits du Gebel, la petite carriole de fortune, où le vieil oncle d’Hassan s’assied pour aller vendre en ville des cassettes audio, accompagné de ses enfants et petits-enfants. Petite caravane précaire au milieu du flot de voitures et d’autobus, ils s’éloignent lentement et comme inconscients du danger le long de la voie rapide.
Ces contes modernes que racontent avec humour les séquences de Mafrouza se jouent des aphorismes et des raccourcis. Paraboles, ultime film du cycle, accuse l’ambivalence de ce quotidien nourri des fictions mièvres de la télévision aussi bien que de contes philosophiques. Dans ce dernier épisode, la télévision a investi presque tous les foyers, flot continu de « soaps » insipides dont les habitants de Mafrouza se demandent avec humour s’ils seront les héros du même genre de programmes à la télévision française quand « Iman » aura terminé son film. Le statut de la documentariste, alors même qu’elle est désormais familière du quartier, suscite encore de véhéments débats : crainte de se voir réduits à une représentation misérabiliste des classes pauvres de la société égyptienne, du message qu’elle pourrait tirer de ses images. Dans l’échoppe de l’épicier, on discute ferme sur les intentions de la réalisatrice : « Le film, c’est pour diffamer l’Egypte » plaisante une femme, « elle va faire du scandale » renchérit une autre. Malgré le temps long de l’immersion dans la vie de Mafrouza, la caméra est une présence toujours négociée, jamais évidente. La confiance accordée est menacée par la crainte de se voir trahis dans une représentation dont on ignore si elle sera aussi vide et futile que les programmes de fictions de la télévision égyptienne.
Souffle et temps
Pour se prémunir contre les lieux communs et les représentations elliptiques, Mafrouza trouve son souffle dans ce format exceptionnel de près de dix heures. Il aura fallu toute la confiance d’un ami comme Jean Gruault, scénariste de Truffaut, Rivette et Resnais, pour mener à bien un projet de cette ampleur en n’hésitant pas à créer à 82 ans sa première société de production, Les Films de la Villa. Si l’envergure de l’ensemble peut poser question et laisser craindre parfois que la réalisatrice ne s’y perde, force est de reconnaître l’incroyable richesse de la fresque de Mafrouza : le film ne cherche jamais à susciter des rencontres à tout prix mais les laisse survenir au gré du temps passé dans le quartier. Il n’articule pas, suivant un schéma narratif conventionnel, des images fortes et des séquences mémorables comme autant de pages d’un carnet de voyage dont on aurait gardé que les passages les mieux écrits, mais laisse émerger la complexité des personnages. Emmanuelle Demoris ne porte ainsi jamais de regard affligé sur la pauvreté à Mafrouza. Le dénuement n’y devient à aucun moment un spectacle. Ni compassion, ni angélisme ne viennent plaquer un jugement sur ces vies précaires. Quand Johan van der Keuken, au terme de son périple Vers le sud depuis les squats d’Amsterdam, arrivait dans les quartiers pauvres du Caire en 1980, il notait avec humour et résignation qu’« il est difficile de faire parler un pauvre ». Manière de dire qu’il est aussi facile de priver ces hommes et ces femmes, déjà démunis de toute richesse, de leurs propres mots. Le guide qui lui servait d’interprète, comme il s’en était rendu compte par la suite au montage, enjoignait les habitants des bidonvilles du Caire à ne pas se plaindre de leurs conditions de vie devant la caméra.
Dans Paraboles, comme dans le film de Van der Keuken d’ailleurs, les musulmans se préparent à célébrer l’Aïd. Le cheikh Mohamed Khattab et sa famille préparent des sacs de riz et de viandes qu’ils distribueront aux habitants les plus démunis. Ils s’inquiètent de ce que les fondamentalistes se sont mis en besogne de faire la même chose cette année, dans l’espoir de se rallier le soutien des plus pauvres. Mohamed Khattab est contraint de céder sa place à la mosquée à l’un des partisans de cet islamisme radical. Emmanuelle Demoris, qu’il avait autorisée à venir filmer ses prêches, n’y est plus admise par les fondamentalistes. À l’opposé du regard d’un voyageur curieux engagé dans une émigration « à l’envers », Paraboles enregistre les mouvements sociaux depuis le cœur d’une communauté, celle des habitants du Gebel et révèle des réalités en contradiction avec les craintes suscitées par une islamisation des sociétés arabes. Le cheikh Khattab retrouve bientôt ses fonctions à la mosquée, les habitants de Mafrouza l’ayant désertée parce qu’ils n’aimaient pas le discours du nouvel Imam. Au terme de cette expérience de longue haleine au sein de la petite communauté, on voudrait s’enquérir des nouvelles de ses habitants aujourd’hui, après la destruction du bidonville en 2007 et leur relogement dans un quartier de HLM à la périphérie de la ville, et surtout après la révolution qui a vu le renversement du régime de Moubarak ces derniers mois.
Léopard d’Or des Cinéastes du Présent au dernier festival de Locarno, Mafrouza apparaît comme une « anthropologie des mondes contemporains », non pas au sens où le film tenterait de documenter un travail ethnographique sur une petite communauté égyptienne, mais parce qu’il interroge sans cesse la réflexivité du regard porté sur l’autre. En filmant les habitants de Mafrouza, Emmanuelle Demoris accepte en même temps qu’ils la regardent, avec curiosité, soupçon, amitié, et parfois colère. Loin des théories d’un bassin méditerranéen en proie aux chocs des civilisations ou aux guerres de religion, Mafrouza dévoile un monde où les combats se mènent contre la fatalité plutôt qu’entre les hommes.