Locarno 2010. Rubber et Memory Lane. Deux immenses chocs de cinéma, deux sommets qui trônent chacun à l’opposé de ce vaste échiquier du cinéma mondial que la nouvelle direction artistique a voulu présenter dans toute sa diversité de genres, d’époques, de géographies et de styles. L’un est théorique, rafraîchissant, inventif, hautement jouissif, et joue avec les références pour le plus grand plaisir du spectateur cinéphile (Rubber de Quentin Dupieux, déjà vu à Cannes cette année). L’autre est solaire, nostalgique et s’applique à sonder l’humain et à capturer la quintessence d’une génération avec une grâce éblouissante (Memory Lane de Mikhaël Hers). Entre les deux, beaucoup de cinéma. Des hommages et rétrospectives de grande qualité (Jia Zhang-ke, Ernst Lubitsch, Alain Tanner pour ne citer qu’eux). Des jurys à la pointe du cinéma contemporain, qui ont chacun présenté un film. Un palmarès avec lequel Critikat est en phase, bien que nous ayons raté le Léopard d’or Winter Vacation du Chinois Li Hongqi. Une compétition internationale dont le niveau d’ensemble nous a un peu déçus, malgré quelques belles propositions comme Curling du Québécois Denis Côté ou Morgen du Roumain Marian Crisan. Des sections découvertes qui ont respectivement sacré les documentaires Paraboles d’Emmanuelle Demoris et Foreign Parts de Verena Paravel et J.-P. Sniadecki (Cinéastes du présent) et A History of Mutual Respect de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt (Léopard d’or du court métrage). Mais il faut bien garder à l’esprit que Locarno 2010, c’est avant tout les films que nous n’avons pas vus, de loin les plus nombreux. Ce compte-rendu n’est donc, par essence, que très parcellaire.
Le premier choc de cette édition, le premier long métrage de Mikaël Hers, Memory Lane a été présenté dans la compétition cinéastes du présent. Sa sortie est prévue pour le 24 novembre, date à marquer d’une croix blanche dans nos agendas. Rarement un film n’aura su capter de manière aussi simple et directe ce terrifiant mélange de beauté et d’insignifiance qui constitue l’essence de nos vies. Rarement un film n’aura été aussi poétique en étant aussi réaliste. Petite tentative de définition lapidaire de ce magnifique objet :
— Memory Lane, c’est un film sur une bande d’amis de jeunesse qui se recroisent à l’aube de la trentaine.
— C’est un film sur des moments. Sur ces moments qui créent les mythes de nos existences. Sur ces routines qui les jalonnent.
— Ce n’est pas un film sur nous, mais un film sur les autres, sur ceux qui nous entourent. Donc c’est un film sur nous.
— C’est un film sans vrais dialogues, mais c’est un film qui sonne juste.
— C’est un film rempli de bribes de conversations banales qui – derrière un mur de non-dits – dévoilent les envies, les frustrations, les mal-être, les nostalgies, les attentes et les désirs.
— C’est un film sur ces gênes et ces maladresses qui façonnent et restreignent nos rapports aux autres.
— C’est un film sur ces préjugés qui sont autant de freins aux échanges que de puissants révélateurs de nos identités et de nos liens aux autres.
— C’est un film sur cette tendresse que l’on éprouve pour les gens qui comptent.
— C’est un film sur la génération des trentenaires français d’aujourd’hui.
— C’est un film sur l’entrée dans l’âge adulte.
— C’est un film sur Paris.
— C’est un film qui est digne de l’hommage qu’il prodigue à Mark Linkous.
— C’est un film un peu taquin, qui emploie des acteurs rohmériens (Marie Rivière, Didier Sandre) sans suivre ses traces : pas de théories chevillées au corps des personnages, pas de conversations existentielles.
— C’est un film qui captive, qui vibre et qui porte en lui toute la douceur et la douleur de l’été indien.
L’autre sommet du festival, Rubber – l’histoire d’un pneu serial-killer qui fait exploser la tête de tous ceux qu’il croise dans le désert californien – aurait très bien pu n’être qu’un simple film potache adulé par les fans de cinéma de genre. Mais il y a fort à parier qu’il gagne une audience et un respect bien plus large, tant il offre une réflexion passionnante sur ce qu’est le cinéma aujourd’hui. Et pour ne rien gâcher, c’est un film enlevé et facétieux, ce qui tend à être une qualité de plus en plus rare dans le cinéma d’auteur d’aujourd’hui, souvent plus porté sur la contemplation. Le coup de génie de Quentin Dupieux, c’est d’inscrire Rubber dans un des filons les plus fertiles du cinéma contemporain, celui du film entrain de se faire, dans la lignée de Ce cher mois d’août, de Valse avec Bachir et, de manière un peu plus lointaine, du Close-Up de Kiarostami. Dupieux dresse ainsi – en plein désert – un face à face entre un groupe de spectateurs armés de jumelles et cette histoire de pneu, sous l’autorité surréaliste d’un capitaine de police omnipotent – à la fois personnage du film, réalisateur, critique, dialoguiste… Cette confrontation féconde ne manque pas de produire de nombreuses considérations théoriques, au haut rang desquelles une réflexion sur la place du spectateur de cinéma. Rubber ne tranche pas, dénonçant dans un même mouvement la réponse hollywoodienne à la question (sans spectateurs, le film perd sa raison d’être) et celle du cinéma d’auteur hardcore (le réalisateur faisant tout pour perdre ses spectateurs, seuls les plus dignes parvenant à s’accrocher et à avoir accès à son œuvre ésotérique). Et le film prend toute son ampleur lorsque le dernier spectateur vivant s’introduit dans cette histoire de pneu, explorant à sa manière cette fameuse zone frontière entre réalité et fiction, thème de prédilection du cinéma actuel. Le cinéma défendu par Rubber, c’est celui de l’absence de sens (le fameux « no reason » théorisé dans l’hilarant monologue d’ouverture du film), le cinéma à l’état pur en quelque sorte, qui se suffit à lui-même, qui n’a pas besoin d’autre chose pour exister (pas de message à faire passer, pas d’injustices à dénoncer, pas de sentiments à transmettre). Rubber s’érige donc en manifeste de ce cinéma, dont les plus habiles représentants étaient à ce jour les frères Coen, mais au rang duquel on peut également compter par exemple les deux derniers films des frères Larrieu ou l’efficace et prometteur Amer de Hélène Cattet et Bruno Forzani. Rubber convoque également tout un pan du cinéma du passé, en tant que descendant des grands road-movies et avec ses paysages du sud-ouest américain, on y sent le souffle de Gerry, de Vanishing Point… Et avec cette histoire de pneu animé dans le désert, c’est Cars et par son intermédiaire toute la dynastie Pixar qui est conviée. On nage avec bonheur dans toutes ces références, entre le tricycle de Shining, le van de The Brown Bunny, les animaux qui explosent comme chez Peckinpah et les scènes archétypales de la douche, du motel ou de la procession de morts vivants. Un peu mégalo, Rubber ? Probablement. D’ailleurs le film se clôt sous les lettres géantes d’Hollywood. Mais à la réflexion, on n’aurait pas pu trouver meilleur endroit pour achever ce nouveau monument du cinéma.
Dans notre programme, nous avions fait le choix de nous concentrer sur la compétition internationale – dont nous avons vu un gros tiers des films – tout en tentant de prendre un peu le pouls des autres sections (compétition cinéastes du présent, sélection Piazza Grande – vitrine du festival, rétrospective Lubitsch, focus sur le cinéma d’Asie centrale). Dans le haut du panier de la compétition internationale, nous trouvons Morgen, du Roumain Marian Crisan, qui remporte à Locarno un Prix Spécial du Jury mérité, après avoir reçu la palme d’or du court métrage à Cannes en 2008 pour Megatron. Comme la plupart de ses compatriotes, Crisan s’intéresse – sur un ton naviguant entre légèreté et amertume – à l’absurdité du système roumain, entre absence patente de motivation des fonctionnaires, manque de moyens, corruption et réflexes bureaucratiques hérités du communisme. Le film se déroule dans la campagne aux environs de Salonta, petite ville qui jouxte la frontière hongroise et qui voit les clandestins turcs transiter pour gagner l’Allemagne. Nelu, bon bougre, recueille dans sa ferme délabrée un immigrant et tente tant bien que mal de l’aider à franchir la frontière toute proche. Les deux hommes se voient successivement soumis à la hantise d’être pris puis aux caprices des fonctionnaires de la police aux frontières, qui préfèrent laisser courir les clandestins plutôt que d’avoir à gérer une procédure d’expulsion complexe. Le film est une réussite, naviguant habilement entre gravité des situations et pointes de comédie. Mais nous devenons de plus en plus exigeant avec le nouveau cinéma roumain, et s’il fallait trouver un défaut à Morgen, ce serait celui d’arriver après les autres, car ses qualités intrinsèques sont probablement supérieures à celles de ses prédécesseurs : mise en scène aboutie, sens du cadre et du rythme plus marqué, photographie pleine de maîtrise. Mais l’on ressent moins cette prise de risque, cette urgence et ces petites maladresses qui faisaient par exemple de La Mort de Dante Lazarescu un film organique et essentiel. L’avenir de cette cinématographie appartiendra probablement à ceux, qui tel Corneliu Porumboiu, sauront progressivement ouvrir leurs films à de nouvelles dimensions (l’irruption géniale des digressions langagières de Policier, adjectif). Au vu de Morgen, nous ne doutons pas que Crisan a le talent pour le faire, mais il lui faudra probablement se démarquer un peu plus de ce qui est maintenant devenu le style de l’école de Bucarest. L’autre film roumain en compétition, Periferic, est lui l’œuvre d’un cinéaste formé à New York et qui assume pleinement sa filiation avec la frange Big Apple du nouvel Hollywood. Récit concentré sur une journée clé de la vie d’une femme au passé trouble, Matilda, qui sort de prison pour une permission et qui tente de fuir la Roumanie en récupérant son fils de huit ans victime d’un système de prostitution pédophile. Le film n’est pas désagréable, mais les personnages restent relativement abstraits et l’on peut regretter une propension à en faire un peu trop, les aspects les plus sordides étant pourtant laissés hors champ, pour un résultat final qui ne récolte à nos yeux qu’une mention passable.
Avec Curling, meilleur film en compétition que nous ayons vu, Denis Côté établit le portrait sensible d’un père ultra protecteur (Emmanuel Bilodeau – Léopard du meilleur acteur) qui va progressivement comprendre les souffrances qu’il inflige à sa fille en l’isolant de tous les dangers potentiels d’une vie en société. Côté tresse un enthousiasmant réseau de correspondances souterraines, entre l’hostilité perçue du monde extérieur et le climat hivernal, entre la marginalité contrainte du personnage principal et celle épanouie de sa collègue gothique, entre ostracisme et lieux déserts, entre originalité de l’éducation et scènes de curling. On craint un moment que le film ne se disperse lorsque des cadavres et un bain de sang font irruption dans le récit. Mais, avec une grande maestria, Denis Côté parvient à garder le cap et à achever sa description de cette poignante relation père-fille. Curling récolte au passage le léopard du meilleur réalisateur, prix hautement mérité. Les relations parents-enfants auront sans conteste été un des thèmes les plus saillants du festival, également abordé dans deux des plus grandes déceptions de la compétition, Womb du Hongrois Benedek Fliegauf et Songs of Love and Hate de Katalin Godros (Suisse). Dans ce dernier, on suit durant quelques semaines la famille de Lili, adolescente dont le père est vigneron, et dont la vie va basculer. Film dispensable, à la symbolique leste (l’écran de pluie qui sépare le père et la fille, l’orage qui gronde avant le drame), noyant la supposée épaisseur de ses personnages dans une surenchère scénaristique permanente, Songs of Love and Hate ne dépareillerait pas dans la case téléfilm d’une grille de télévision. L’autre flop, Womb, est l’histoire d’une mère qui donne naissance à un clone de son amour de jeunesse. Systématique et sans inspiration dans sa mise en scène dont le seul credo semble être de faire des images hyper-léchées des superbes îles servant de toile de fond au film, Womb est très long et ne parvient jamais à lever le voile sur les motivations de la mère. On a le sentiment qu’il s’agit davantage de l’illustration d’une histoire que d’un film à part entière. Dans Womb, on tourne en rond en levant les bras sous la pluie lorsque l’on est amoureux, et les « méchants » sont vraiment méchants : le centre qui propose des services de clonage se livre en plus à de la « cyberprostitution », sans que cela ait, bien entendu, aucun rapport avec le reste du film.
Il a aussi beaucoup été question de désir et de sexe, avec pas moins de trois films « interdits aux moins de 18 ans » en compétition, dont le très attendu Homme au bain de Christophe Honoré. Initialement un court-métrage de commande dans le cadre du partenariat du festival avec le théâtre de Gennevilliers, Homme au bain s’est mu en un film de plus d’une heure. Six ans après Ma mère, adaptation de George Bataille, Honoré s’offre un nouveau film sulfureux, pour un résultat en demi-teinte qui n’atteint pas les sommets auxquels son auteur nous avait habitués. Homme au bain suit la semaine d’errance de deux amants, Omar le cinéaste et Emmanuel la bête de sexe sculpturale, suite à leur rupture. Omar présente un film à New York alors qu’Emmanuel traine sa misère entre Gennevilliers et Paris. Patchwork de home-movie, de flash-back, de scènes de sexe et de désœuvrement, la lecture la plus convaincante que l’on puisse faire du film est celle d’une ode bancale à cet amour fou mais impossible entre les deux hommes, avec sa cohorte de souffrances, de manipulations affectives, d’incompréhensions et de désirs dévorants. Deux scènes se détachent du magma visuel continu d’Homme au bain : celle où Omar ne souhaite pas se faire filmer par son nouvel amant new-yorkais, comme s’il refusait de graver son image d’homme heureux par respect pour Emmanuel, et la dernière, où il regagne son appartement à son retour des États-Unis et qu’il comprend que leur histoire est définitivement finie. Omar s’assied le regard dans le vide devant sa propre photo où il rayonne à moitié nu dans son peignoir léopard. Tout un monde de désarroi et de détresse dans un simple regard. Mais en dehors de ces deux passages, Homme au bain reste trop souvent anecdotique pour prétendre rejoindre ses glorieux prédécesseurs dans les films contemporains qui comptent. Autre film qui s’attache à traquer le désir, Au fond des bois de Benoît Jacquot, dont la sortie française est programmée le 13 octobre, a fait l’ouverture du festival. Inspiré par un fait divers du XIXe siècle, il retrace le destin peu banal d’un magnétiseur un peu simplet qui tombe amoureux d’une fille de bonne famille et qui la contraint par l’hypnose à le suivre sur les routes dans ce qui deviendra une relation ambiguë de désir et de haine. La première partie du film reste constamment sur la corde raide, menacé par le léger surjeu des acteurs (Isild Le Besco et le très charismatique Nahuel Pérez Biscayart) et par la difficile adéquation que Benoit Jacquot tente de réaliser entre l’idiotie de son personnage et son génie de la manipulation. Mais le film bascule du bon côté et finit par livrer – en décrivant le retour à la civilisation du duo – un subtil portrait de femme courageuse, tiraillée entre contraintes sociales et amour.
Rayon comédie, la compétition internationale nous a offert, dans un style « Sundance » marqué, Cold Weather, d’Aaron Katz. La petite bande d’amis de Doug, loser revenu vivre à Portland après avoir abandonné ses études, mène sa propre enquête sur un transfert d’argent mafieux dans lequel l’ex de Doug s’est laissée embarquer. On ne croit jamais vraiment à cette amitié improbable entre cet intello fainéant, cet ouvrier latino et cette strip-teaseuse, ni à cette intrigue de mallette de billets. Et malgré quelques sourires, Cold Weather reste un film plutôt anecdotique. Dans le reste de la programmation, parmi les hommages, on se souviendra du To Be or Not To Be de Lubitsch, projeté dans la sélection Piazza Grande et qui en 2010 s’enrichit de nouveaux échos avec l’Inglourious Basterds de Tarantino ; du superbe court InvisibleBoy de Philippe Parreno, dont on se demande tout de même s’il parviendra à garder sa force sur la durée d’un long métrage ; des Années lumières de Alain Tanner, film âpre à la luminosité sombre qui fut en son temps (1981) couronné du prix du jury à Cannes ; de Frangins malgré eux avec John C. Reilly, qui nous a laissé de marbre, loin de l’inspiration de certains opus de la nouvelle comédie américaine ; et de l’immense Platform de Jia Zhang-ke. Nous avons donc quitté Locarno du cinéma plein la tête. Rendez-vous est pris pour l’année prochaine.