Difficile pari que celui tenté par Michelange Quay. Brusquer le sens de lecture habituel d’un film est une démarche salutaire dans un paysage médiatique glissant inexorablement vers l’uniformisation consensuelle. Le film de Quay ne s’embarrasse pas des codes du cinéma traditionnel, il en impose d’autres. Sont-ils pour autant plus valables ? C’est la grande question posée par la vision d’un tel « objet » : s’affranchir de la doxa filmique vaut-elle pour sa seule démarche, aussi atypique soit-elle ? Mange, ceci est mon corps répond à cette question de triste manière.
« Défendre et promouvoir une autre idée du cinéma », tel est l’objectif avoué de Critikat. C’est donc avec curiosité et envie qu’un projet aussi peu orthodoxe est accueilli dans les arcanes de la rédaction. Chouette, l’occasion est rare d’assister en salle à un spectacle se réclamant de l’art combustible d’un Derek Jarman ou d’un Kenneth Anger. Car il s’agit bien de cinéma expérimental, la profession de foi de Michelange Quay le rappelant sans cesse : « une proposition », « une invite à entrer dans la transe », « un film hallucinatoire, hypnotique »…
La première séquence du film semble conforter avec vigueur l’a priori positif : un magnifique survol d’Haïti en un long plan-séquence scandé par une musique éthérée et se concluant par l’immersion de la caméra dans un scène de danse chamanique. Esthétiquement, le film séduit de bout en bout. Élégante et signifiante, la lumière plonge les corps dans la tourmente. Elle les sépare du monde, les isole. Comme dans une métonymie du confinement face au cynisme généralisé. Le propos est engagé, foncièrement anti-colonialiste, il brocarde énergiquement la tutelle condescendante de quelques colons. Les personnages de Sylvie Testud et de Catherine Samie sont de ceux-là. Dans l’imagerie de Quay, ils font face à une cohorte d’enfants noirs, placés sous leur direction et leur bon vouloir au sein d’une sorte d’orphelinat. La symbolique du film se met en place à partir de cette dichotomie, filée jusqu’à la lie.
Les situations fantasmatiques se succèdent avec encombre : un haïtien se plonge dans une marmite de lait pour en ressortir blanc comme neige, Madame se goinfre sans scrupule devant les enfants affamés, et ainsi de suite, en allant toujours un peu plus loin dans la métaphore ampoulée. Il est dommage d’opter pour un formalisme si particulier quand on a, au fond, qu’à offrir une lame de fond si peu tranchante. Coquille vide, le film ne fait que reproduire à l’autre bout de la chaîne les mêmes défauts que le cinéma le plus banal, de la frontalité naïve du discours à l’inconséquence des rapprochements allégoriques. À quoi bon s’enorgueillir de contourner les codes quand il n’est question que d’en imposer d’autres, tout autant stéréotypés ? Pourtant, il n’est pas question de condamner Michelange Quay qui, pour son premier long-métrage, a eu le courage d’adopter une photo et une mise en scène à la personnalité affirmée. Ne reste plus qu’à trouver un ton à la hauteur de l’ambition formelle. En se remémorant son magnifique court-métrage L’Évangile du cochon créole (2004), on l’en croit capable.