C’est inversement à la chronologie de leur production que le distributeur Carlotta a choisi de montrer sur les écrans français les mélodrames sociaux du trop méconnu cinéaste philippin Lino Brocka. Restaurés en 2013 par le Film Development Council des Philippines, au laboratoire de la Cineteca di Bologna sur l’impulsion de la World Cinema Foundation supervisée par Martin Scorsese, Insiang (1976), réapparu au mois de juin dernier, et aujourd’hui Manille (1975), permettent de redécouvrir une œuvre d’une grande force. Portrait d’une magnifique ingénue que la cruauté de son existence dans les bidonvilles philippins poussait à la froide vengeance, Insiang soumettait la femme au vice et la lâcheté des hommes. Dans Manille, c’est la trajectoire dans la capitale d’un jeune candide que l’on suit. Comme le laisse pressentir sa structure en flash-backs, le pire est déjà survenu lorsque débute Manille. Julio est déjà sans le sou, livré à lui-même dans la capitale où il est venu rejoindre Ligaya, sa fiancée disparue, interprétée par la splendide Hilda Koronel. Alors que l’actrice donnait au personnage d’Insiang qu’elle interprétait également une froideur énigmatique pleine de complexité, on peut regretter que Rafael Roco Jr joue le rôle d’un garçon uniformément candide, n’apprenant rien de ses désillusions, tout obsédé qu’il est par les visions fantasmatiques de sa fiancée perdue.
Rêves du passé
Introuvable dans les rues de la capitale où elle est venue tenter sa chance quelques mois plus tôt, la jeune fille n’apparaît d’abord que dans des songes éveillés. Ces réminiscences idéalisées qui surgissent dans la conscience du garçon montrent un corps plein de grâce, déambulant au loin sur les plages paradisiaques de leur village de pêcheurs. La courte focale, les couleurs délavées de la pellicule Eastmancolor et la musique sirupeuse qui les accompagne donnent à ces souvenirs des allures de telenovelas, dont l’onirisme presque mièvre tranche avec les deux versants bien plus sombres qui se disputent au sein du film : le mélodrame et le réalisme social. Si Ligaya n’apparaît d’abord que sous cette forme spectrale, c’est sans doute pour annoncer le destin inexorable qui l’attend. Chaque nouvelle mésaventure du jeune homme dans la capitale peut en effet se lire comme le redoublement du parcours malchanceux de la jeune femme. Chaque échec rend les heureuses retrouvailles plus lointaines et improbables. La fidélité de Julio à son amour de jeunesse s’approche de la foi, à tel point que lorsqu’il finira par en retrouver l’objet, ce sera dans le silence et l’obscurité d’une église. Mais point de sacré dans la grande ville dont les enseignes lumineuses appellent, la nuit, à tous les vices.
Esclavage moderne
Car ce qui intéresse Lino Brocka, c’est d’ancrer le destin tragique du couple dans une traversée documentaire à la rencontre des laissés pour compte de la modernisation de Manille. Avant de retrouver Ligaya, Julio devra traverser un monde sans femmes. Celui, d’abord, du prolétariat qui souffre sur les chantiers des grandes constructions, signe d’une modernisation de la ville à laquelle ils ne seront pas invités. Proches de l’esclavage, leurs conditions de travail les soumettent au bon vouloir d’un patron qui multiplie les horaires de travail à sa guise autant qu’il soustrait aux salaires des taxes fantaisistes. Licencié de cet emploi peu enviable, Julio découvrira un autre monde exclusivement masculin, celui de la prostitution. Dans Insiang, les hommes étaient veules, lâches et oisifs, tirant profit par la violence du corps ou des biens des femmes. Bien au contraire, dans les rues de Manille, Julio rencontre une communauté d’ouvriers industrieux et solidaires. Les esclaves modernes, du bâtiment ou du sexe, partagent volontiers leur misère, offrant au plus démuni qu’eux un repas ou un coin pour dormir dans un bidonville aux relents d’égouts. Mais rester en vie s’avère aléatoire sur ces projets immobiliers où les conditions de sécurité sont accessoires et où s’opposer au contremaître peut s’avérer mortel, et les morts soudaines des compagnons de Julio sonnent comme des avertissements pour sa propre existence. Insiang semblait reprendre à son compte le constat amer que faisait Pier Paolo Pasolini que, dans l’Italie d’après-guerre, les sous-prolétaires n’avaient d’autre choix que de se voler entre eux. La morale de Manille n’en est pas moins terrifiante, puisque les oubliés de l’essor économique philippin semblent eux n’avoir d’autre possible que de s’enterrer les uns les autres.