Dans son premier film Territoire de l’Amour (2010), Alexander Kuznetsov filmait les résidents d’un institut psychopédagogique sibérien. Il revient dans ce même centre pour Manuel de libération, afin d’y suivre Yulia et Katia luttant pour se voir attribuer une capacité civile dont elles ont toujours été privées. Passant directement de l’orphelinat à l’institut à cause d’un diagnostic révélant « une légère déficience mentale », elles doivent pour réussir masquer devant les instances de décision tout comportement qui pourrait être interprété comme asocial, et prouver ainsi qu’elles peuvent être intégrées au reste de la société. Alors que les différents juges (magistrats, médecins) les incitent constamment à « être naturelles », Kuznetsov regarde ces jeunes filles jouer un jeu d’apparences absurde. Pour rejoindre un monde considéré comme normal, elles doivent avant tout tenir bon face à une machine institutionnelle profondément inhumaine.
Portraits
On comprend en le découvrant pourquoi le sourire de Yulia a accroché l’œil du photographe Kuznetsov. Les épreuves qui l’ont menée jusque là semblent l’avoir placée légèrement à distance de tout, et si elle répond correctement aux questions que lui posent les juges, elle semble toujours se réserver une part d’intériorité inatteignable, comme une ressource dans laquelle puiser face à un éventuel échec. « Je ne me sens pas encore vieille » répond Yulia à une psychologue qui lui demande comment elle va. « Pas encore »… l’expression évoque l’implacable compte à rebours avant que l’énergie ne vienne à manquer. Katia quant à elle, plus en lutte, reste indignée par une décision qui lui fut imposée dès son enfance et qui pourrait bien la priver de liberté pour toute sa vie.
La trame a beau se concentrer sur le récit chronologique des événements, avec en son cœur la question de savoir si Yulia et Katia vont parvenir à vaincre la machine infernale, on en retient avant tout un regard posé sur leur difficile processus de libération intérieure. Malgré une écriture plus dramatique que celle des précédents films du réalisateur, Manuel de libération relèverait pourtant presque par moments de l’exercice du portrait photographique : les expressions des visages y apparaissent comme autant de signes de résistance, face à des énumérations de rapports et de tests à réussir. Si les institutions peuvent évaluer tout ce qui peut l’être à propos de chacun, il reste toujours une part d’intimité, une dignité qui ne peut être atteinte. C’est ce sur quoi Kuznetsov se concentre : cette opacité masquant une vérité profonde qu’il convient de laisser aux personnes filmées. On regarde alors avec lui ces visages et leur si belle part de mystère.
Résistances
Le réalisateur vise par ailleurs la mise en image de l’idée même de libération, filmant les deux jeunes filles dans leur quotidien les yeux dans le vague, l’esprit en lutte contre le renoncement. Le centre n’est pas regardé comme un lieu inhumain, à l’inverse des glaçantes salles de tribunal où préside une implacable mise en scène de la puissance, mais l’immobilité routinière à laquelle il condamne ses occupants a quelque chose d’insoutenable.
Depuis son premier film, Kuznetsov cherche à filmer la fragilité de la liberté. Elle apparaît ici dans sa manifestation la plus épurée : à l’occasion d’un vacillement d’un regard, ou d’un sourire qui s’éteint l’espace d’un instant. Dans Territoire de la Liberté (2015), ladite liberté était chantée au petit matin, en groupe. Elle est ici silencieuse et solitaire, nichée dans un rêve évoqué dès les premières minutes du film. Tous les plans sont ainsi innervés de la présence invisible d’un idéal que les protagonistes chérissent, protègent, alimentent, perdent de vue, retrouvent, affichent, ou masquent selon les circonstances. Alors que les institutions filmées distinguent les hommes les uns des autres par évaluations successives, Kuznetsov procède à l’inverse, les rapprochant à l’aide d’une simple petite caméra, et au moyen d’une profonde empathie. Il n’est jamais véritablement question dans Manuel de libération de discours à généraliser, mais l’on y retrouve partout une dimension métaphorique universelle. Car si l’indépendance tant rêvée est le but à atteindre, le sentiment véritable de sa propre liberté se révèle être la plus grande des conquêtes. La sérénité peut alors s’opposer à la contrainte. Pour réussir un film si limpide, si simple et si profond, on ne doute pas que Kuznetsov doit lui-même se sentir profondément libre.