C’est par le regard d’une petite fille que nous appréhendons ce qui se joue ici. Accompagnant son père dans le parc national des Stolbys (du nom des roches émergeant de la forêt telles de petites montagnes), elle partage pour quelques jours le mode de vie d’un groupe d’alpinistes plutôt atypique. Ceux qui se nomment les « stolbystes » profitent en effet de ce séjour dans la forêt sibérienne pour cultiver par la pratique une certaine idée de la liberté. Remarqué à Lussas en 2010 pour son premier essai Territoire de l’Amour, Alexander Kuznetsov nous propose de partager la philosophie lumineuse de ce groupe qu’il connaît bien, pour le fréquenter depuis longtemps.
Ne pas quitter la lumière des yeux
Au détour d’un plan, apparaît furtivement un badge « pour une Russie sans Poutine », seul signe temporel situant le film durant les dernières élections présidentielles. Pour autant la pratique des stolbystes s’inscrit dans une temporalité bien plus longue que l’opposition au gouvernement actuel. Ils poursuivent une tradition entamée par les générations précédentes, opposant aux régimes qui se sont succédés depuis plus d’un siècle une dissidence joyeuse qui semble, à les regarder, si naturelle qu’elle pourrait prétendre au rang de coutume nationale.
Alexander Kuznetsov cherche à filmer ce concept de liberté dont il tire son titre comme une sensation physique collective. Il travaille à saisir ce processus par lequel tout se modifie, au travers du prisme d’esprits libérés des servitudes. La ville, qui apparaît au travers de courtes séquences envahies d’idoles religieuses, politiques et commerciales, est le contre-champ qui lui permet d’initier une opposition entre l’espace de la liberté et celui de l’oppression. Le lac gelé dans lequel on se plonge avec douleur pour se signer, avant de boire son eau dans une bouteille Coca-Cola, peut aussi accueillir des corps nus et hilares pour une baignade nocturne et festive. Car pour le groupe de stolbystes, pourtant intégrés dans la société le reste de l’année, la liberté se vit le plus simplement du monde. Elle n’a pas besoin d’un engagement officiel ni d’une validation par des autorités compétentes, elle peut s’accommoder de concessions, à partir du moment où elle ne s’oublie pas, pour ressurgir le moment venu. Craignant la lumière blanche et dure qui envahit les espaces découpés et organisés de la ville, elle se pratique surtout dans la nuit, se révélant à la lueur des bougies, flamme chancelante qu’il faut allumer et entretenir. Les plans à l’image chaude et fourmillante s’attardent alors sur les discussions, les fous-rires, la cuisine, la musique. On assiste ainsi à l’apprentissage de la petite fille, qui observe et s’initie à la folie douce des adultes avec grand sérieux, notamment quand son père lui recommande, tandis qu’elle doit protéger la petite flamme d’une chandelle dans la nuit glaciale, de « ne pas quitter pas la lumière des yeux ».
« À nos 17 ans ! »
Dans le roman 1984, Winston, le protagoniste, découvrait la liberté en même temps que les plaisirs charnels au sein d’un petit appartement dissimulé dans le quartier ouvrier. Cette cachette n’en était finalement pas vraiment une, l’État l’utilisant pour débusquer les dissidents qui venaient s’y réfugier. Ici aussi les isbas sont des lieux connus de contestation, les stolbystes le savent. Mais peu importe ! Il s’agit justement de hurler sur un air d’accordéon le sourire aux lèvres, dans le but d’être bien entendu, tout autant que de continuer à trinquer à ses dix sept ans, à danser toute la nuit, et à débattre de sujets politiques et philosophiques au petit matin. Il faut entendre cette linguiste évoquer l’évolution de sa fonction aujourd’hui en Russie, qui n’est encore une fois pas sans rappeler le roman de George Orwell.
Le film est parfaitement cohérent sur sa forme avec la philosophie des stolbystes. Le style de Kuznetsov est de ceux qui rappellent que l’on peut faire beaucoup avec très peu. La caméra est transportée partout, même pendant les phases d’escalade. Les plans sont filmés à l’épaule, le matériel est léger, ce qui assure au documentariste de filmer en toutes circonstances : faible luminosité, cadrages acrobatiques, rien ne l’arrête. Le film parvient ainsi à allier une proximité totale avec son sujet tout en maintenant une beauté plastique qui ne se dément jamais. Kuznetsov construit des compositions subtiles et légères, fait la part belle aux textures, aux peaux, aux vapeurs… Tout est vivant, tout est proche. Le film fonctionne ainsi de manière communicative, plaçant le spectateur au sein de ce joyeux groupe.
Et quel bonheur que de les voir tels qu’ils sont dans cette forêt, par le biais d’une approche bienveillante, qui ne cherche jamais à construire de discours, ni à mettre en œuvre une quelconque théorie de mise en scène préétablie. Ainsi apparaît de manière profondément émouvante la liberté dans sa forme la plus invincible, tant elle est simple et spontanée, incarnée simultanément par les personnes filmées et par l’approche du cinéaste. C’est peut-être tout bête, mais la démarche de Kuznetsov, consistant à saisir une liberté véritable qui n’a aucun rapport avec sa déclinaison en devises nationales et slogans publicitaires, apparaît aujourd’hui plus que jamais nécessaire contre l’asphyxie.