Le réalisateur hollandais Ludi Boeken rend hommage dans son dernier film aux Justes allemands, des citoyens non juifs qui permirent grâce à leur bravoure de sauver de précieuses vies pendant l’Holocauste. Les mémoires de Marga Spiegel, Retter in der Nacht adaptées par la scénariste Heidrun Schleef, collaboratrice de Nanni Moretti sur La Chambre du fils et Le Caïman, constituent la trame de ce drame. Cette reconstitution malheureusement inégale nous interroge plus sur sa dimension politique mais ne fait aucune proposition formelle. Traiter un tel sujet, c’est rappeler à notre conscience, qu’il est toujours possible d’agir, dans un état dictatorial quel que soit le degré d’oppression. C’est aussi revenir sur la dangerosité d’une vision manichéenne opposant le barbare ennemi nazi aux innocentes victimes.
Pour échapper à la déportation, un ancien camarade vétéran de 14 – 18, le fermier Aschoff propose au marchand de chevaux juif, Menne Spiegel, d’héberger sa femme Marga et sa fille Karin. Ces dernières s’inventent alors une nouvelle identité et intègrent rapidement la vie à la ferme tandis que Menne reste caché, emprisonné dans sa solitude.
En témoignant, Marga Spiegel a permis de faire connaître le courage de ces héros oubliés de l’histoire. Avec ce long-métrage, pour lequel elle a été consultante, sa parole est relayée grâce à cet extraordinaire moyen de diffusion qu’est le cinéma et peut ainsi toucher un plus large public. Mais on regrette que le réalisateur, davantage motivé par des préoccupations d’ordre éthique, semble oublier que la portée d’un message est d’autant plus efficace si l’ambition formelle sait se mettre au service du sujet. Il se sert du cinéma seulement comme un outil d’information.
Ludi Boeken, ancien reporter officiant pour la BBC, a souhaité reproduire cet épisode historique avec le plus de vraisemblance possible afin de mieux coller aux habituelles reconstitutions diffusées sur la chaîne britannique. La mise en scène convenue nous empêche par exemple d’appréhender et ressentir l’enfermement des personnages dans l’espace clos de la ferme où celui plus exigu encore de la remise et de la chambre. La souffrance de Menne privé de liberté apparaît alors comme exagérée. Ce décalage est renforcé par un montage linéaire qui enlise le récit dans une temporalité en inadéquation avec le vécu des personnages.
Malgré ces faiblesses formelles, le cinéaste réussit pourtant à dépeindre la profondeur de ses personnages qui révèlent leurs contradictions et leur ambivalence. Il met l’accent sur l’endoctrinement des Nazis et sur l’impact de la propagande sur les jeunes esprits. Les opinions sont mouvantes au gré de l’expérience humaine. Ainsi, Anni, la fille aînée de la famille Aschoff, sensibilisée aux idéaux nationaux-socialistes va passer de l’aversion antisémite à l’admiration pour Marga.
Au-delà de la justesse de l’interprétation, l’un des soucis majeur du cinéaste semble avoir été celui du décor. Le film a été tourné en Westphalie dans la région où vécurent ces paysans. La vie à la ferme et ses différents travaux agricoles sont fidèlement reproduits nous replongeant aisément dans le contexte de l’époque. La scène d’ouverture montrant les soldats en pleine débandade fuyant le champ de bataille ne manque pas non plus de réalisme. Elle se ponctue par la voix-off de Menne, le vendeur de chevaux, qui commence à raconter, en guise d’introduction, comment il est passé, après avoir combattu dans l’armée allemande lors de la première guerre mondiale, du port de l’étoile d’argent récompensant sa bravoure à celui de l’étoile de David signifiant sa différence. L’absurdité de ce glissement du héros au « paria » est mise en relief par l’analogie entre ces deux symboles, le montage liant les deux gros plans.
La fin du récit se conclut à nouveau avec une voix-off, cette fois-ci celle de Marga Spiegel lisant une lettre se superposant à la voix de la célèbre actrice allemande Veronica Ferres l’incarnant. Mais la fiction rejoint ici artificiellement le documentaire. La présence redondante de la vieille femme accompagnée d’Anni Aschoff sur le plateau, parmi les comédiens, lors de la dernière séquence, atteste grossièrement de la véracité des faits, comme s’il avait fallu convaincre à tout prix le spectateur de l’authenticité du récit. Il n’y a aucun doute que le film de Ludi Boeken remplisse pleinement sa mission historique. Le cinéma peut avec ce genre de production accomplir pleinement sa fonction didactique. Mais qu’en est-il de sa portée esthétique ? Ici création et enseignement semblent être inconciliables. Comme si un travail plus personnel sur la forme filmique même aurait pu desservir le propos. Tout aussi louable que cette entreprise puisse paraître, on peut reprocher au réalisateur un certain académisme.