Quand Nanni Moretti, cinéaste estampillé « de gauche » s’intéresse à sa bête noire (et à la nôtre), l’affreux Silvio Berlusconi, on s’attend à un pamphlet politique rageur et très impoli. Mais le cinéaste italien est, on le sait, bien plus subtil que ça. C’est donc à travers le portrait d’un parfait anonyme – un réalisateur raté au bout du rouleau, qui n’intéresse plus personne, pas même sa femme – que Moretti glisse sa critique d’un modèle berlusconien plus dérangeant que jamais.
Paolo, c’est l’Ed Wood de l’Italie. Ses nombreux films, plus pitoyables les uns que les autres, l’ont conduit à la ruine. Dix ans qu’il n’a rien réalisé ni produit. Son seul projet: un film racontant le retour de Christophe Colomb en Espagne, avec des maquettes et une piscine en guise de mer et de caravelle. Sa vie conjugale est un désastre: six mois qu’il est séparé de sa femme, et celle-ci aimerait bien qu’il quitte enfin le domicile conjugal… Alors, quand une jeune réalisatrice lui propose le scénario du Caïman, très inspiré des histoires rocambolesques d’un dénommé Silvio Berlusconi, Paolo se jette dans le projet. Sans avoir lu plus d’une ligne de l’histoire, sans savoir de quoi il s’agit. Il a besoin d’une raison d’être, Paolo, et cela le rend d’autant plus émouvant et sympathique à nos yeux.
Silvio et Paolo, Paolo et Silvio: rien ne les rapproche, tout les sépare. Quand tout sourit à Berlusconi, tout s’effondre pour Paolo. Paolo doit des dizaines de milliers d’euros à sa banque, Berlusconi voit les billets lui tomber dessus comme par enchantement. Silvio Berlusconi est un cynique opportuniste et solitaire, qui mesure placidement ses mots et les répète trois fois pour les faire mieux résonner. Dans le flot de paroles incessant de Paolo, difficile de retenir une idée cohérente: car Paolo parle ou hurle pour ne pas se retrouver seul avec lui-même, avec son désespoir, avec ses échecs. Et puis, il faut bien le dire: Berlusconi, Paolo s’en fout. Il n’est ni contre ni pour. S’il admet avoir voté pour lui, il ne sait pas bien pourquoi, comme des millions d’Italiens qui ont voulu croire le discours mielleux et populiste du candidat à la présidence.
Mais il n’y a qu’un seul Paolo, cet homme attachant et triste qui fait rêver ses enfants en leur racontant des histoires abracadabrantes, et se retrouve un jour debout sur la scène en plein milieu d’un concert pour crier sa détresse à son ex-femme. Le « personnage » Berlusconi, lui, se décline à l’infini. Incarné par trois acteurs différents, puis s’incarnant lui-même à travers des images d’archives sinistres, il est double, triple, quadruple. Il est partout et nulle part à la fois. On guette son apparition durant les trente premières minutes du film, puis il disparaît et réapparaît, comme un diable sorti d’une boîte, un pantin de cauchemar.
Mais le héros (le vrai) de Nanni Moretti, c’est l’Italie des Italiens, cette Italie d’opérette dont parle le personnage du producteur polonais, une Italie partagée entre « l’horreur et le ridicule ». Pour l’horreur, il y a Le Caïman (ce « film dans le film » que Paolo rêve puis réalise), mis en scène dans des scènes brutes et épurées, où tout est ordonné et désarticulé jusqu’à la nausée, où la musique quasi-funèbre donne une sensation de mort. Pour le ridicule, il y a la commedia dell’arte, la joie de vivre à l’italienne, les scènes décalées et bruyantes où tout va à vau-l’eau dans un chaos à la fois triste et gai, comme dans une scène magnifique où des ouvriers peignent un studio de cinéma en dansant sur Ya rayah. « C’est toujours le moment de faire une comédie », déclare l’un des personnages du film. Nanni Moretti l’a pris au mot en déclinant toutes les variations possibles du genre: comédie dramatique, comédie romantique, comédie burlesque, comédie humaine, dans lesquelles les hommes sont des marionnettes plus ou moins libres de leur destinée.
La pirouette finale du cinéaste est comme un deuxième film dans le film: son histoire, Nanni Moretti l’achève en interprétant lui-même le personnage de celui qu’il avait laissé presque tapi dans l’ombre. Berlusconi, si fascinant dans son horrible cynisme, vient d’être condamné à une lourde peine par un tribunal dont il a sans cesse contesté la légitimité. On le croit acculé, mais il s’en sort par un acte terrible, en manipulant le peuple et les journalistes au point de les conduire à lyncher les juges. Puis il s’éloigne sur fond d’incendie et disparaît dans son ombre. Tel le caïman attendant sa proie, prêt à bondir pour la dévorer, sans autre forme de procès.