Premiers sons, premier plan : une jeune fille indienne regarde passivement une vidéo porno. Il s’avère qu’elle est l’un des personnages principaux de Masaan. Cette ouverture qui, pour le moins, interpelle nous éclaire-t-elle de quelque manière sur le personnage ? Sur son milieu ? Sur les événements à venir ? On découvrira que non, ou si peu : on en déduira le manque d’éducation sexuelle de la jeune fille, peut-être celle de toutes les femmes de son âge (pour elle, cependant, ce ne sera bientôt qu’un détail du film), et puis que oui, même les femmes indiennes regardent du porno… En somme, on est bien mieux fixé sur les intentions de Masaan, celles que cet effet-choc énonce d’entrée de jeu et que le film ne cessera de porter sur ses épaules : nous déclarer qu’ici on n’est pas à Bollywood mais dans le réalisme, si peu glamour qu’il soit, qu’on compte filmer la vraie Inde d’aujourd’hui, avec les inévitables confrontations entre son héritage culturel et les impératifs de la modernité.
On aimerait bien croire en ce programme néoréaliste. L’ennui est que Masaan tombe dans le même piège que bien des « films sociaux » programmatiques de sa catégorie, tels que par exemple le récent spécimen algérien Les Terrasses de Merzak Allouache : trop soumis à l’impératif d’évocation sociale qu’ils brandissent si haut, ils en deviennent bien moins réalistes qu’ils ne le voudraient. La force des grands films néoréalistes, depuis Rome ville ouverte de Rossellini, est qu’en se rapprochant des caractères du réel, ils parviennent à ouvrir le regard à de bouleversants drames de fiction dépassant le simple constat de leur réalité matérielle et sociale. C’est là qu’on réalise l’échec de Masaan, le même que celui des Terrasses. Le réalisateur Neeraj Ghaywan (ancien assistant d’Anurag Kashyap, lequel coproduit le film) et son scénariste Varun Grover ont tissé dans la Bénarès contemporaine un récit choral où jeunes et vieux luttant entre tradition et modernité font face à des mots connus du pays : oppression sexuelle, corruption policière et ce bon vieux système de castes, le tout dans un esprit de débrouille qui paraît-il sied aux classes les moins favorisées, et avec les réseaux sociaux en guest star. Seulement, on ne nous laisse découvrir dans les multiples personnages que le strict constat de ces phénomènes. Ils sont moins de vrais personnages que des véhicules du catalogue sociologique des auteurs du film. Tout au plus s’émouvra-t-on de voir une jeune fille devoir s’éloigner de son père et de tout ce qu’elle connaît pour trouver son indépendance. Aussi se dit-on que les films de genre du mentor Kashyap sont plus forts dans leur évocation de la brutalité indienne, dans le démantèlement des artifices bollywoodiens, que l’exercice d’élève appliqué de Neeraj Ghaywan.
Portes ouvertes
Autre effet pervers de ce néoréalisme trop cadré : ces constats sociologiques supportent mal l’impératif d’en faire un scénario, de sorte qu’on en voit vite les contours, les limites, qui sont celles de la vision du cinéaste. Ce que le film entend dénoncer dans la société indienne n’est pas nouveau, ce sont même presque déjà de nouveaux lieux communs sur ce pays, qu’on peut retrouver au journal de 20h — ce qui ne serait pas accablant si Ghaywan savait donner à ce tableau quelque intensité, une nouvelle dimension, de quoi le regarder avec un œil neuf. Faute de quoi Masaan donne l’impression de ne faire qu’enfoncer des portes ouvertes. S’agissant d’une coproduction indo-française pas vraiment défavorisée, on en vient à se demander, sans mauvais esprit, s’il n’aurait pas été calibré précisément pour un public occidental féru de réalisme exotique, fût-il superficiel. Au moins aussi gênant : le soupçon d’un certain degré de complaisance avec ce qu’il dénonce. Vers la fin du film, un vieil homme remet à un policier qui le rackette le dernier versement qu’on lui a réclamé et qu’il a réussi à réunir après moult sacrifices. Le policier, alors, esquisse un sourire. Est-ce la satisfaction d’avoir touché tout son « dû », ou une appréciation de l’obstination de sa victime ? Quoi qu’il en soit, voir le cinéaste partager la satisfaction d’une telle résolution d’une relation d’oppression aussi malsaine laisse songeur.