Ce film réalisé il y a deux ans par Merzak Allouache (qui vient de finir de tourner le suivant, titre provisoire Madame Courage) est frustrant : il repose sur des idées séduisantes mais qui ne le mènent pas bien loin. Belle idée, par exemple, de matérialiser la ville d’Alger du point de vue de lieux emblématiques et en surplomb : des terrasses, au nombre de cinq, dans cinq quartiers historiques différents. Quasi exclusivement perçue de haut, la cité n’est pratiquement qu’une rumeur, un bruit de fond, la plupart du temps un hors-champ, mais qui se mêle sans discontinuer aux cinq histoires ayant pour théâtre les terrasses et apparaissant comme des fragments grossissants échappés de ce bruit uniforme. Il se crée même une poignée d’interactions entre les sons des terrasses et la rumeur en contrebas, l’une de ces ambiances sonores participant à l’autre et vice versa, comme à la fin où le même orchestre de fête, entendu au loin, semble en mesure de réunir tout le monde dans le même apaisement.
Or ces subtilités sonores ne constituent que l’arrière-plan du film – son bruit de fond, en quelque sorte. De même, l’habileté de la narration, qui entrelace les cinq histoires sur la même journée qu’elle découpe ensuite en chapitres (suivant les cinq prières quotidiennes prescrites par l’islam), transformant le tout en un petit feuilleton de comédie humaine, ne livre au long-métrage que son squelette. Les Terrasses prend pour chair la teneur des histoires qu’il raconte, d’autant plus qu’Allouache ne vise pas seulement le feuilleton, mais le film choral, dans ce qu’il a de plus porté au vouloir-dire. Son sujet : la société algérienne, pas moins. Clientélisme mafieux, rapport ambigu à la religion, jeunesse en quête de modernité, refoulé des turpitudes de la guerre d’indépendance, persistance du patriarcat, etc. : les expériences des personnages tendent toutes à ramener à des constats sociaux connus. Et c’est à ce stade que le film déçoit. Allouache n’aura finalement brassé autant de personnages et d’événements que pour livrer des histoires emblématiques, formuler des constats déjà faits avant lui, reprendre à son compte une image de l’Algérie que les Algériens et surtout les autres ont déjà eu l’occasion de voir et d’intégrer dans leurs lieux communs. Là-dessus, pas chiche, il brode, parsème des moments de comédie fugace, de drames cruels (surtout à la fin, pour enfoncer le clou), émotions qui entre ses mains paraissent non seulement évidentes mais attendues, programmées, jamais sincèrement saisissantes – ce qui n’arrange pas l’affaire d’un film dont les intentions citoyennes se limitent décidément à enfoncer des portes ouvertes, et à emballer la manœuvre dans des tours entendus de conteur doux-amer.
Vis-à-vis
À la courte portée des intentions s’ajoute l’informité du regard jeté sur chaque histoire prise individuellement, hors de son squelette et de son arrière-plan. Le problème n’est pas tant la médiocrité de la mise en scène que le manque cruel de vrai point de vue dont elle témoigne, celui d’un cinéaste sur ses personnages et sa ville. On croit un moment tenir une idée dans l’insistance répétée sur le contre-champ, où l’on est tenté de voir une évocation de ce que la société algérienne refoulerait, comme les laissés pour compte ou la violence domestique (notamment concernant le personnage de l’oncle Larbi, vétéran de la guerre devenu fou et paria de sa propre famille). Mais à la longue, cette insistance finit par ne s’imposer que comme un tour de conteur de plus.
On en arrive à se demander quel est, au fond, la position intérieure d’Allouache sur ce tableau social dont il fait si mollement état. Une scène, notamment, s’avère problématique. Dans l’intimité d’une buanderie, une jeune femme voilée confie à un vieux cheikh qu’elle n’éprouve aucun plaisir au lit avec son mari. Le vieux, dont la rigueur religieuse s’avère pour le moins ambiguë, enjoint à la femme d’ôter son voile et de dénuder ses épaules, puis, décrétant qu’elle doit être exorcisée, la gifle à plusieurs reprises, ce qu’elle n’apprécie guère. À l’extérieur, sur la terrasse, un squatteur épie la scène par un judas et se rince l’œil. Toute la scène est filmée en alternant deux points de vue : celui du voyeur à travers le judas, les gifles étant occultées par le corps du cheikh ; et un autre braqué sur le profil du voyeur et qui le montre s’esclaffant à ce spectacle. Difficile alors de se figurer le point de vue du cinéaste sur cette scène pour le moins dérangeante, de savoir si à ses yeux elle devrait être comique ou dramatique, de deviner pourquoi cette violence d’un homme sur une femme serait plus acceptable qu’une autre plus brutale encore qui se produit quelques séquences plus loin, sur une autre terrasse devant plusieurs témoins horrifiés. Comme s’il y avait « deux terrasses, deux mesures », comme si l’artisanat du conteur autorisait Allouache à invoquer un relativisme moral bien opportun dans sa vision des mœurs. Voilà qui incite, de notre côté, à relativiser la solidité de ses gestes de révolte.