Même la pluie a été écrit par Paul Laverty, scénariste attitré de Ken Loach depuis quinze ans. Il est réalisé par son épouse, Icíar Bollaín, qui, avant de signer plusieurs œuvres politiquement engagées, a notamment joué dans Land and Freedom, l’un des plus beaux films de Loach (dont elle a par ailleurs écrit une biographie). Il n’est donc guère étonnant que Même la pluie soit marqué, aussi bien stylistiquement qu’idéologiquement, par l’empreinte du cinéaste britannique. Pour autant, la comparaison n’a rien d’écrasant pour le film de Bollaín : intelligemment structuré et solidement mis en scène, il prouve que l’élève peut, parfois, rivaliser avec le maître.
Menée par Sebastián, un jeune réalisateur passionné, et Costa, son pragmatique producteur, une équipe de cinéma espagnole s’installe à Cochabamba, en Bolivie. Elle vient y tourner, à moindre coût, un film sur Christophe Colomb et les premiers heurts entre Amérindiens et Européens. Mais la population locale a d’autres soucis en tête : elle s’inquiète de la privatisation de son eau potable au profit d’une multinationale américaine. La situation s’envenime rapidement, et perturbe le tournage… d’autant plus que Daniel, comédien recruté sur place pour incarner le chef de la rébellion contre les conquistadores, est l’un des leaders du mouvement de protestation.
Ses personnages et le détail de son intrigue ont beau être fictifs, Même la pluie retrace des événements réels. En 2000, les habitants de Cochabamba ont bel et bien dû se soulever contre l’expropriation d’un inestimable bien commun, qui entraînait une hausse des tarifs insoutenable pour une population déjà durement frappée par la pauvreté. Violemment réprimée par le pouvoir de l’époque, cette révolte fit un mort et des centaines de blessés avant que le consortium étranger ne se retire et que la privatisation ne soit abandonnée. La « guerre de l’eau » est, depuis, considérée comme emblématique de la capacité de simples citoyens à faire échec aux intérêts des multinationales, aux diktats de la Banque Mondiale, et plus largement au libéralisme triomphant.
Si le parti pris de ses auteurs est très clairement affiché, et ce dès leur dédicace introductive à la mémoire de Howard Zinn, Même la pluie ne se réduit pas à un film à thèse. Le scénario de Paul Laverty tisse un récit puissamment romanesque : l’objectif est de sensibiliser le spectateur occidental aux malheurs de ce monde, à travers un groupe d’Européens auxquels il lui sera commode de s’identifier (ici, Sebastián, Costa et leur équipe). Pour autant, les habitants de Cochabamba ne sont pas relégués hors champ, ou résumés par le seul personnage de Daniel : comme dans les fresques historiques de Ken Loach (Land and Freedom, Le vent se lève…), ils sont amenés à prendre directement la parole dans des scènes de réunions politiques où ils décident, collectivement, de résister. Chez Bollaín comme chez Loach, le peuple n’est pas un figurant, mais un personnage à part entière.
Le discours anticapitaliste de Même la pluie se double d’une mise en abyme très habile. Sebastián et ses acteurs espagnols (particulièrement ceux qui doivent interpréter Bartolomé de Las Casas et Antonio de Montesinos, soit les premiers opposants à l’esclavage et au génocide des Amérindiens) rivalisent de beaux discours anticolonialistes, mais restent longtemps aveugles aux problèmes bien contemporains que rencontrent les descendants des victimes auxquels leur film entend rendre hommage. Bollaín et Laverty se moquent ainsi de l’humanisme en pantoufles et du paternalisme de certains Occidentaux, et mettent subtilement en rapport les oppressions d’hier et celles d’aujourd’hui.
L’art cinématographique lui-même, et les conditions de sa production, ne sont pas épargnés. Ainsi, le lieu du tournage a été choisi par Costa parce que les figurants y sont moins chers qu’ailleurs ! Pour autant, Même la pluie, s’il rappelle sainement qu’un film restera toujours moins important que ce qui se passe dans le monde qui le produit et le consomme, et s’il pose d’intéressantes questions sur les problèmes de la représentation, ne raille pas l’authentique passion du septième art qui anime Sebastián – quand bien même lui ferait-elle prendre des décisions moralement discutables. Icíar Bollaín partage visiblement cet amour du cinéma, dont elle fait elle-même preuve à travers sa mise en scène. Très énergique, cette dernière parvient à fluidifier un film qui risquait de ployer sous le poids d’un scénario à la construction très ambitieuse. Ainsi, les scènes du « film dans le film », qui parsèment Même la pluie – si elles ne se haussent pas à la hauteur des visions hallucinatoires d’Aguirre, la Colère de Dieu ou même de Cabeza de Vaca – ont suffisamment d’ampleur pour faire regretter que cette chronique des XVème et XVIème siècles ne soit qu’un prétexte, et ne doive jamais voir le jour. La réalisatrice fait également la part belle aux acteurs, dont elle sait capter, à travers un geste ou un regard, le trouble intérieur – les trois interprètes principaux sont remarquables.
Même la pluie se révèle ainsi plus habité que la plupart des œuvres récentes d’un Ken Loach en voie de muséification. L’efficacité du film, qui n’a rien à envier au cinéma hollywoodien (avec lequel il partage d’ailleurs certaines scories – comme une musique qui sollicite un peu trop l’émotion), explique qu’il ait pu être choisi par l’Espagne pour la représenter pour l’Oscar du meilleur film étranger. On apprécie qu’une œuvre accessible et témoignant d’un engagement qui ne se résume pas à un constat misérabiliste et résigné puisse ainsi bénéficier d’une visibilité méritée.