En 1972, Werner Herzog entame sa houleuse et désormais célèbre collaboration avec Klaus Kinski et, par la même occasion, une trilogie de l’exploration aussi mégalo et masochiste que ses personnages – viendront Fitzcarraldo et Cobra Verde. En attendant le projet le plus curieux du moment, son remake de Bad Lieutenant avec Nicolas Cage, retour sur le film phare du cinéaste auquel La Rochelle vient de rendre hommage et qui fera l’objet d’une rétrospective intégrale en décembre prochain à Beaubourg.
C’est sans doute le pré-générique le plus étonnant qui soit, sinon le plus beau ; une invitation au voyage aux antipodes de l’exotisme facile. Des plans longs, d’abord énigmes diffuses puis violentes bouffées d’oxygène. Zoom lent sur une montagne embrumée d’où émergent de petites formes mouvantes. Panoramique vertical passant de ces petites formes lointaines à des figures au premier plan marchant péniblement comme elles, révélant l’incroyable longueur d’une procession de conquistadores et d’Indiens traînant des lamas et des cages à poules, soulevant une chaise à porteurs et des canons dans les sentiers escarpés des Andes, au milieu des nuages…
L’expédition est celle de Gonzalo Pizarro qui, en 1560, suite à la conquête du Pérou, partit en quête du mythique Eldorado vers les confins de l’Amazonie. Une expédition de 1100 hommes et deux femmes – et l’on est prêt à parier que Herzog a engagé un tel nombre de figurants, la folie de ses films étant de plonger son équipe dans les conditions mêmes de ce qu’ils racontent… Ce qui fascine, évidemment, et donne à Aguirre des airs de documentaire sur un marasme. Fascination qu’il convient de questionner : n’occulte-t-elle pas l’essentiel, à savoir le cinéma comme représentation, comme pensée en formes et en mouvements ? Oui et non. D’abord parce que cette mise en danger constitue la matière, le sujet même du film ; ensuite parce qu’elle lui vaut des images inouïes – invues, devrait-on dire ; enfin parce que le film est plus qu’un simple compte-rendu sans médiation esthétique.
Qu’il tire parti de la réalité du tournage est indéniable. Ces saynètes sèches et factuelles, ces longues plages de silence ponctuées de dialogues concis bénéficient sans aucun doute des visages sombres et exténués des acteurs. Mais Herzog les filme avec autant de mysticisme que d’acuité documentaire (beaux plans, aussi vampiriques qu’ethnologiques, sur les Indiens impavides semblant se demander ce qu’ils font là, à rejouer l’humiliation de leurs ancêtres). En vertu de son emploi quasi constant de la courte focale, les paysages omniprésents entourent ces visages hébétés vidés de toute substance psychologique et déformés lors des mouvements. Que ces conquistadores espagnols parlent en allemand et que le film soit si manifestement post-synchronisé instaure une distance supplémentaire face à l’absurdité de la fable.
Car c’est bien d’absurdité qu’il est question. La musique en est un des vecteurs d’expression, qui alterne nappes de synthétiseur soutenues par des chœurs, morceau (à la viole de gambe ?) qu’on suppose fidèle à l’époque et petit air qu’un Indien souffle dans sa flûte de pan . Les premières, semblant imiter le scintillement de l’or illusoire d’Eldorado, constituent un commentaire aussi onirique qu’ironique sur ces images d’hommes débraillés traînant dans la boue ; le deuxième, réminiscence de l’Europe, sonne de manière incongrue dans ces contrées sauvages ; le troisième, lui aussi étrange et ironique par son côté presque guilleret, achève d’incarner ce choc de cultures.
L’absurdité suprême est celle de la recréation, dans une jungle hostile et poisseuse, d’usages sociaux « civilisés » : suite à une mutinerie conduite en sous-main par Don Lope de Aguirre, un empereur-fantoche est élu, qu’on pose sur un trône dérisoire et pour lequel on improvise un festin de fortune ; une parodie de procès est mise en scène pour juger le chef déchu de l’expédition. Mascarades auxquelles se prête même le missionnaire, supposément plus sage mais au fond aussi inquiétant que l’homme qui exécute les basses besognes en chantonnant inlassablement la même note. Le plus effrayant, néanmoins, est évidemment Aguirre lui-même, qui se déclare seul traître légitime et érige des lois aberrantes, promettant aux contrevenants d’être coupés en 198 morceaux ou de subir 155 ans de prison… Kinski lui prête ses traits presque monstrueux de Viking fou furieux. Mâchoire crispée, regard vitreux, il semble terroriser tout le monde, surgissant à tout instant dans des cadres hésitants, regardant dans l’objectif de la caméra en déclarant incarner la colère de Dieu…
Le film n’est même pas le récit de sa progressive accession à la folie, il n’y a rien ici de l’ordre du processus : Aguirre est déjà fou, soupçonné dès le début de pouvoir mener la mission à sa perte. « Je suis certain qu’Aguirre nous mène à la mort, même si j’ignore s’il le fait à dessein… » écrit dans son journal le frère Carvajal. Jusqu’au bout, on l’ignorera aussi. Drôle de film, sans autre enjeu qu’une implacable raréfaction des hommes. S’y joue un phénomène absurde de missions-gigognes : de l’expédition générale de Pizarro, une deuxième se détache pour aller éclairer la région inconnue ; une partie de cette dernière se retrouvant en péril dans les tourbillons du fleuve, une mini-expédition est dépêchée pour les sauver mais les découvre morts ; et ce lambeau d’expédition finira lui-même décimé par les flèches, la fièvre ou la fatigue, jusqu’à ce que ne tienne plus debout qu’Aguirre, demandant au milieu de singes verts qui le suivra dans sa quête… Lorsque, plus allumé que jamais, il déclare : « Moi, colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille et fonderai la dynastie la plus pure du continent », notre sang se glace : dans un film allemand, cette phrase prend un sens évidemment tout sauf anodin.