Plus de dix ans après Adam’s Apples (2005), le réalisateur danois Anders Thomas Jensen, révélé en France par Les Bouchers verts, revient avec un nouvel opus tragicomique improbable avec Mads Mikkelsen en tête d’affiche. À partir d’un fil narratif simple et prenant – deux frères partent en quête de leur vrai père, un vieux biologiste qui vit reclus avec ses fils sur une ile de la Baltique – Jensen développe un univers physique et mental décalé et terriblement drôle, bâti autour de personnages difformes et outrageusement bêtes. Si le film d’enquête familiale flirte sans ciller la fable sur les limites de la civilisation, le discours prend d’autant plus facilement que le film est mêlé d’une touche de fantastique qui rend le propos irréaliste et ironique.
Vomissements et becs de lièvre
Jensen met en scène un monde profondément atteint et pataud, qui interroge par le regard porté sur les limites de la normalité: Elias (Mads Mikkelsen) et Gabriel (David Dencik) parlent avec difficulté, réagissent plus qu’ils n’agissent, et sont pris de convulsions soudaines et malencontreuse (vomissements pour l’un, masturbation pour l’autre). Dans les premières minutes, on ne sait, comme chez Bruno Dumont (P’tit Quinquin au premier chef) si ce jeu sur l’anormalité peut légitimement prêter à sourire, ou si le comique d’idiotie ne cache pas une certaine condescendance. Heureusement, l’incertitude sur le regard porté sur ces personnages ridicules se dissipe rapidement, lorsque des personnages encore plus grotesques apparaissent, et cette joyeuse folie se mue en plaisir régressif et en ode pince sans rire à la différence. Si la comédie noire reste un terrain miné, il demeure qu’ici le mélange des genres s’appuie avec bonheur sur une hybridité qui est au cœur même du pitch du film. Le mélange homme-animal, que l’on soupçonne dès le titre, et dont le manoir que partagent les personnages avec toute une ménagerie (poules, porcs, bœufs etc.) est l’apanage, répond à l’hybridité des genres cinématographiques choisie par le cinéaste. La mise en scène porte ce choix, avec l’usage d’une bande sonore incertaine, à l’image du son flottant de scie musicale qui ouvre et clôt le film.
Notre belle famille
Mais ce qui séduit le plus, intellectuellement, c’est l’acceptation du fonctionnement sauvage de ce groupe, les règles de sa (dé)structuration familiale, et la façon dont la tentative désespérée d’éducation de la famille par le moins demeuré, Gabriel, se heurte à une incapacité intrinsèque des frères à intégrer les codes de la vie civilisée. Dans Men and Chicken, les liens du sang et les racines biologiques sont plus fortes que la norme culturelle dominante. Le groupe parvient, dans cet espace utopique (le sanatorium désaffecté dans l’île isolée) et aux frontières labiles (les animaux vivent avec la famille, à l’intérieur de la maison), à vivre ensemble harmonieusement. En miroir, le plaisir enfantin du spectateur à contempler ce foutoir répond assez habilement à l’immaturité intrinsèque de cet univers, à sa cohérence et à son aplomb – et on devra là aux acteurs la capacité d’incarnation de l’animalité qui porte toute entière le plaisir du film.