Arborant un crâne aussi lisse qu’un œuf (d’aigle) et un tatouage en forme de croix gammée, Adam n’a rien d’un jeune premier. De son côté, Ivan s’est voué à la réhabilitation d’anciens prisonniers. Braquages, viols et autres réjouissances ne lui font pas peur. Il combat le mal. Mais quel est-il ? Sous quelle forme apparaît-il ? Et comment l’exterminer ? Par le mal ? La réponse n’est pas si simple. Pour son troisième film, Anders Thomas Jensen renoue avec l’atmosphère cruelle et envoûtante des Bouchers verts en y ajoutant une bonne dose de causticité pas si vaine. Une belle réussite d’ensemble.
« Que celui qui n’a jamais violé personne leur jette la première pierre », aurait tendance à dire Ivan pour protéger ses ouailles. Il les aime, ses repris de justice à qui il demande une tâche à accomplir pour la durée de leur séjour. Adam, comme par hasard, doit faire une tarte avec les pommes du jardin quand celles-ci seront mûres. Un travail censé purifier une âme légèrement sortie du droit chemin et la responsabiliser face à la communauté.
Mais le problème est cette même communauté : elle est formée d’un braqueur qui continue ses activités dès qu’il passe le perron du presbytère, d’un « alcoolique voleur et violeur » qui promet qu’il n’a pas rebu après quatre litres de vodka et d’Adam, qui accroche dans sa cellule avec une conviction et un amour infinis le portrait d’Hitler (qui tombera plusieurs fois lors d’un running gag particulièrement réussi). Et Ivan ferme les yeux parce qu’il croit en la nature humaine, parce qu’il est persuadé que « les malfaisants, ça n’existe pas ».
Anders Thomas Jensen a lu Kant… et a vu quelques films de Bergman. Sauf que son univers renverse toutes les tendances, les angoisses, les questions et les personnages. Adam la graine de SS a un nom de premier communiant, alors qu’Ivan a celui d’un guerroyeur barbare. Si les panoramiques de Cris et chuchotements reflétaient le calme dans la souffrance, la pudeur dans l’extrême douleur, si on retrouve les mêmes flottements de caméra à peu de chose près ici, les mouvements s’inversent rapidement. Alors qu’on nous présente Adam et Ivan dans un champ de blé immense avec une musique mélodramatique à souhait en fond sonore et lumière douce et bleutée (déjà présente dans la scène d’ouverture de Mifune, seul film Dogma qui comportait un brin d’humour et dont Jensen était le scénariste), la caméra préfère brusquement la contre-plongée pour s’attarder sur ses objets : on se prend dès le début à sourire de la tournure que prend chaque événement. En désaccord avec la perfection apparente, Adam’s Apples parvient à étonner en permanence.
Le film étonne également par sa sobriété cassée : le ciel de traîne devient flou dans les volées de corbeaux noirs. Le pathétique pointe le bout de son nez et déjà il devient burlesque et non cynique. Mais jamais le symbolisme (la pomme et le corbeau pourraient énerver) ne se fait lourd ou arrogant. Il est parfaitement construit et dosé. Parce que Jensen a le talent de changer d’univers quand il le faut : l’extérieur est toujours clair et parasité d’oiseaux de mauvais augure ou de vents inopportuns (les plans sur les feuilles mouvantes rappellent aussi Bergman), et l’intérieur, sombre, sale parfois, sans vie, semble être le reflet d’un être en décomposition. On reconnaît le réalisateur des Bouchers verts dans un style plus nuancé, plus subtil.
Si l’on croit dur comme fer à la tentative de réinsertion des sauvageons par Ivan, on comprend vite que ce même Ivan n’est pas blanc comme l’agneau qui enlève le péché du monde. Lui aussi a sa part d’ombre. À vouloir tout pardonner, il entraîne l’impardonnable, ou comment faire le mal quand on laisse autrui faire ce qu’il appelle le bien… Le Bien d’Ivan est en fait aveuglement pur et simple. Ce pasteur en sandales au sourire avenant est un esprit moyennement sain dans un corps transparent. Les corbeaux mangent les pommes, il n’hésite pas à les exterminer : ils entravent sa volonté. La violence se soigne par la violence, un peu comme le traitement que l’on fait subir à Malcolm McDowell dans Orange mécanique, et le mal par le mal. Il y a de la graine d’autocrate de la religion dans ce personnage. Ni fanatique protestant ni excessivement autoritaire, c’est dans la pratique du Bien que la bât blesse. Ivan le dit lui-même : « Si nous suivions notre raison, le monde serait un endroit bien sombre. »
Ivan est justement une personne déraisonnable, avec une conviction (l’existence éternelle du Bien) et une absence de sens commun, ce Bien ne pouvant être l’aboutissement d’une explosion de Mal. La réussite principale du film est de ne jamais tomber dans le didactique ou l’abscons : le parti pris de décalage, risqué sur une heure et demie, convainc pendant presque toute la durée d’Adam’s Apples si l’on exclut l’explication, aux deux tiers du film, des malheurs d’Ivan qui auraient gagné à rester dans la même veine ironique. Car l’autre force de l’œuvre de Jensen est qu’elle ne réside pas dans la répétition ou le développement d’un message, ni dans la démonstration d’un fait : ce n’est pas tellement la violence, bien présente, qui est choquante, mais ce qu’elle signifie, et les interrogations qu’elle entraîne.
Adam’s Apples est une farce métaphorique sur l’impossibilité de la distinction entre Bien et Mal, sur l’illusion totale d’un Bien ou d’un Mal absolu sans réelle rédemption finale et autres coquetteries morales. Et pourtant les brebis égarées restent au bercail. Et pourtant le ciel redevient bleu. Dans un paysage à la Turner, Adam’s Apples joue de pirouettes intellectuelles et esthétiques pour surprendre, pour faire rire (jaune), pour envelopper d’une amoralité énergique un film qui ne fait jamais l’erreur de tomber dans le mysticisme.