Joe Carnahan a été révélé au cinéma indépendant américain en 1998 avec la comédie à gros flingues Blood, Guts, Bullets and Octane, puis à un plus large public en 2002 avec le plus sage polar Narc. Mise à prix (pardon : Mi$e à prix), histoire d’une gigantesque chasse à l’homme lancée après une « balance » trahissant la Mafia pour le FBI, marque le retour inopiné de Carnahan sur le terrain de son premier film, comédie noire sous influence Tarantino/Rodriguez avec force meurtres par balles, tchatche percutante, retournements scénaristiques et saillies visuelles symptomatiques du petit nouveau futé et roulant des mécaniques. Ce qui a changé d’un film à l’autre, c’est l’assurance acquise par le cinéaste sur les plans technique et narratif — sans parler de la cote auprès des studios — en tournant entre autres Narc, se persuadant alors, semble-t-il, qu’il pouvait donner encore mieux le change. Narc, à sa manière, était aussi un film de petit malin : avec son attitude d’élève doué (William Friedkin, premier convoqué), appliqué à recréer les ingrédients attendus d’un polar qui se respecte, il ne faisait rien d’autre que ce qu’on pouvait espérer de lui, avec juste un discret emballage stylistique pour lui conférer un petit air de grandeur. Soit un film de facture rassurante, apte à donner à son auteur l’illusion d’être sorti de l’adolescence artistique et de pouvoir s’attaquer à de plus gros morceaux avec la pertinence d’un petit maître.
Plus que les effets de style du jouisseur solitaire que reste Carnahan — malgré les efforts de classicisme mimétique déployés dans Narc — c’est la prétention du dispositif qui se révèle assez pathétique (ou exécrable selon l’humeur), une forme de mépris pour l’intelligence et la sensibilité du spectateur pris pour le cobaye d’une recherche de légitimité du cinéaste. Ici, tout repose sur un scénario à tiroirs qu’on commence par déguiser en divertissement débridé et plutôt bas du front (exhibition d’une galerie de tueurs à gages aussi folkloriques que des personnages d’un jeu de baston pour console) pour en révéler progressivement l’intelligence et la pertinence supposées. Passé donc cette présentation faisant miroiter un joyeux shoot’em-up en espace confiné, on réalise assez vite qu’il y a tromperie sur la marchandise, que le maître d’œuvre veut s’acheminer vers quelque chose de plus sérieux, de plus incarné. Les indices s’accumulent pour nous préparer à des révélations fracassantes, les agissements des personnages se font plus intimes, comme révélant une dimension nouvelle.
« L’humain à l’état de truc de magicien »
Problème : venant après une première partie où on a privilégié le plaisir primaire de la violence cathartique promise, ces élans vers une profondeur et une incarnation bien camouflées jusqu’alors ne convainquent pas une seule seconde. Contrairement à, disons, un Tarantino capable — quoi qu’on pense de lui — de donner chair à des clichés à partir précisément de leur nature conventionnelle, Carnahan croit qu’il suffit de plaquer des poses intimistes sur des personnages en carton pour les rendre humains et toucher le spectateur. L’humanisme n’est pour lui qu’un outil dramaturgique qu’il ne se sent pas tenu de faire sien, et malheureusement, cela n’apparaît pas autrement à l’écran : séquences aberrantes d’artificialité, navrantes car vides de la moindre sincérité, donc de la moindre émotion, car Carnahan n’a même pas l’habileté (relative) d’un Spielberg pour intégrer cette composante dans son système. De l’art de rendre ridicule, par exemple, un Latino-Américain dit expert en tortures et dont on nous vante l’absence de pitié, mais qui chuchote à l’oreille de sa victime pour apaiser ses souffrances… Tout le film croule sous cette dramatisation frelatée mais convaincue de sa force, se prenant les pieds dans tous les obstacles en se croyant sur le chemin des sommets, pour ne déboucher que sur une conclusion digne de lui : d’une grandiloquence dérisoire et pénible, tandis que le vrai-faux film d’action s’est mué laborieusement en drame familial sans intérêt.
En complément de cette réduction de sa propre vision (déjà limitée) de l’humain à l’état de truc de magicien, Mi$e à prix s’empêtre dans les artifices déployés par le réalisateur-scénariste pour mener un récit sophistiqué qui finit par ne faire montre que de sa propre élaboration. Ainsi ces transitions entre séquences dont la première s’achève sur une question posée et la suivante commence par une réponse au même moment mais dans une tout autre conversation, de façon à surligner lourdement le va-et-vient entre les différents groupes de personnages et l’imminence de leur rencontre. La réalisation éprise d’effets (images arrêtées, iris, gunfights en accéléré…) trahit toujours le cinéma encore immature de l’auteur de Blood, Guts, Bullets and Octane, mais ici cette virtuosité stérile, gonflée par l’expérience technique acquise avec Narc, n’a plus vraiment la fraîcheur et l’excuse du débutant, et devient d’autant moins supportable qu’elle s’ajoute à la prétention de l’ensemble. Que le personnage moteur du film (la « balance » focalisant toutes les attentions) soit lui-même un prestidigitateur de Las Vegas se révèle à son corps défendant une belle métaphore du mal qui ronge Carnahan, lequel, muni de ses accessoires clinquants, se voit en démiurge maître de l’imprévisible et du retournement des apparences. Ironie aggravante, l’auteur a plus en commun qu’il ne l’espère avec ce personnage : même vulgarité, même préciosité, même impossibilité de se fier à lui, mêmes goûts pour les tours de passe-passe piteux et inutiles. Excepté que le Gérard Majax de fiction, lui, a la décence de ne pas se prendre pour Houdini.