Sans doute le plus gros coup de la carrière de producteurs des compères Gael García Bernal et Diego Luna, il était prévisible que Miss Bala obtienne cet écho significatif au Mexique, en Amérique Latine et même au dernier festival de Cannes, section « Un certain regard ». Au moins deux de ses arguments de vente étaient sûrs de faire mouche : un joli minois en tête d’affiche (Stephanie Sigman, ancien mannequin) et la promesse d’une peinture sans concession du fléau le plus meurtrier que connaisse le Mexique d’aujourd’hui — la violence des gangs de narcotrafiquants.
Le film possède un autre argument de vente, sur lequel il a certes le bon goût de ne pas insister et que la distribution française a curieusement laissé de côté : le cachet « basé sur une histoire vraie ». Le fait divers qui l’a inspiré défraya pourtant la chronique outre-Atlantique : en 2008, la jeune Mexicaine Laura Zúñiga, fraîchement élue Miss Amérique Latine, fut interpellée par les forces de l’ordre en compagnie de membres du cartel de Juárez ; elle plaida la contrainte et n’écopa que de quarante jours de prison avant de se faire discrète. La trame qui en est tirée (une candidate à un concours de beauté est impliquée malgré elle dans des manœuvres de narcotrafiquants) ouvre deux pistes à suivre pour le scénariste-réalisateur Gerardo Naranjo.
Marche à l’aveugle
La première, la plus évidente, consiste à dépeindre la criminalité sous un regard à la fois extérieur et « en immersion », celui d’un personnage plongé dedans jusqu’au cou, contraint à la compromission sans jamais, cependant, l’accepter ni même y être pleinement intégré — paradoxe plus violent encore que dans les films et séries d’infiltration mafieuse. Le but déclaré de l’adoption d’un point de vue aussi paradoxal est de désacraliser l’image de ces gangsters, rompant avec la tendance du cinéma national à une forme de banalisation complaisante vis-à-vis de ce pouvoir officieux. Sur ce plan-là, s’il est difficile de voir en Miss Bala un électrochoc propre à agiter les consciences, son suivi d’un témoin du crime a quelque chose d’assez poignant. Les scènes typiques des faits divers du gangstérisme (trafics, fusillades, exécutions, etc.) sont certes efficaces, mais exhalent un peu trop l’impératif de cette efficacité primant sur la vérité du sujet, une recherche un peu stérile de la satisfaction de la scène bien faite, voire une tendance au petit tour de force : en témoigne cette fusillade en plan-séquence où la caméra calcule mécaniquement ses mouvements pour bien saisir les corps qui tombent. Cependant, c’est plus modestement que le film rend au moins compte, par le regard de sa protagoniste aux abois, du chaos et de l’infirmation de la frontière entre la loi et le crime. Ainsi, au fil de la marche à l’aveugle de la jeune femme jouet d’un engrenage, et de ses rencontres abruptes et à son corps défendant (gangsters, policiers corrompus, agents fédéraux, militaires), les scènes entretiennent un manque de lisibilité sur les allégeances et les conflits qui la cernent : on en vient vite à se demander qui est qui et qui travaille avec qui. Nous partageons la confusion et la perte de repères du personnage.
La femme-jouet
Ce qui nous donne la transition vers la seconde piste explorée par Naranjo : le portrait d’une femme, en l’occurrence d’une « femme-objet ». Ou plus exactement d’une femme qui, au début du film, s’avance volontaire pour tâcher de vendre l’image d’une femme-objet (par opportunisme, alors qu’elle ne correspond visiblement pas à ce stéréotype), mais à qui le déchaînement de violence va faire adopter une attitude de bête apeurée, puis d’objet manipulé, de pur instrument. Tandis que les illusions protégeant son univers s’effondrent, que ses repères se dérobent (la police qu’elle contacte est vérolée, sa maison est investie par les gangsters), la peur qui la tétanise la soumet peu à peu à des ordres et des événements étrangers à sa personnalité et qui, en fait, la nient. Elle vit ainsi les trois quarts du film comme une victime entre vain débattement et résignation, au point qu’à un moment où on lui laisse l’occasion de s’enfuir, elle fait quelques pas avant de rebrousser chemin. Naranjo travaille à rendre ce calvaire sous son aspect vertigineux, qui culmine dans la scène de la remise du prix de beauté, remporté contre toute attente par une anti-héroïne ayant passé le concours à côté de ses pompes : la corruption se laisse deviner, et le long dernier plan de la scène où la lauréate arbore son plus grand sourire du film, comme si elle connaissait son plus grand répit alors que celui est truqué, s’empreint d’une cruauté implacable par la fausseté qu’il étale. Ce portrait de femme au bord du désespoir a forcément quelque chose de poignant. Cependant, à l’instar de la description du crime, il ne se départit pas de la posture calculatrice d’un réalisateur soucieux de ses effets et d’une certaine intimidation. Ainsi, sur la perspective d’un abus sexuel sur la jeune femme par le chef de gang qui l’instrumentalise, Naranjo ménage-t-il un suspense à répétition assez malsain, avant de braquer le regard sur le viol effectivement commis en usant d’un travelling avant superflu, qui ne fait que confirmer à quel point, retranché derrière la recherche d’efficacité technique, il reste finalement à distance du violent sujet qu’il nous expose.
Miss Bala se propose de faire partager le désespoir d’une femme-jouet au but incertain, à l’image de celui d’une situation sociale. Mais sa démarche serait plus pertinente si, entre ce désespoir et notre perception, ne se dressait pas la silhouette d’un cinéaste soucieux de montrer avec quelle application il applique ce programme. Comme si quelque part, lui-même considérait à sa façon ce personnage — et cette réalité — comme des objets à manipuler.