Le scénario de Mississippi Burning tire sa source d’une véritable affaire, la disparition inexpliquée de trois personnes dans le Mississippi en 1964, alors que la lutte pour les droits civiques déchire le pays. La caractérisation des deux agents du FBI envoyés sur place, très schématique, pourrait se résumer ainsi : l’un vient du « Nord » des États-Unis, l’autre du « Sud ». Le premier, l’agent Ward (Willem Dafoe) souhaite procéder en déployant tous les moyens légaux nécessaires au dévoilement du fondement raciste de l’affaire. L’autre, l’agent Anderson (Gene Hackman), connaît la région et préfère agir dans l’ombre afin de ne pas donner l’impression de rejouer un chapitre tardif de la Guerre de Sécession, soit le retour du Nord progressiste venu redresser les torts du Sud réactionnaire. Toute entière articulée autour de ces deux personnages, la construction du film est purement dialectique : la première partie se consacre à la méthode de Ward et à son échec, tandis que la seconde porte en triomphe la réussite du second. L’un et l’autre apprennent au fil du temps à accepter leurs différences, leur compréhension mutuelle prenant la forme d’une sorte de réconciliation nationale. Ils pourront à la fin partir, fiers du travail accomplis, après avoir constaté que Noirs et Blancs prient ensemble dans les ruines d’une église détruite par le Ku Klux Klan. Madame Pell (Frances McDormand), inspirée par le courage de l’agent Anderson, aura entretemps décidé de dénoncer les exactions de son mari, rachetant par ce geste l’honneur des Blancs du Sud dans l’espoir d’un avenir meilleur. On le voit, la trajectoire que suit chacun n’est pas la plus subtile qui soit, et sert surtout à démontrer que l’union fait la force pour l’emporter contre l’obscurantisme.
Œil pour œil
Reste qu’au moyen de ses plans d’ouverture et de fermeture, Mississippi Burning réduit son récit héroïque à une sorte de parenthèse : les braises étaient là avant, elles seront toujours là après, profondément enfouies dans les régions meurtries du Sud. Son ouverture donne d’abord à voir le système de la ségrégation dans son application concrète, par la division très nette de sa composition : à gauche le lavabo pour les Blancs, à droite celui pour les Noirs – image rendue célèbre par une photo prise en 1950 . Parker ajoute toutefois un détail, absent du cliché original : le panneau « white » est accroché un petit peu plus haut que le panneau « colored ». Ces quelques centimètres de différence incarnent le véritable fondement de la ségrégation, celui d’une volonté de domination qui ne se dit pas vraiment, avant qu’apparaisse l’image d’un feu. Plus tard, à la toute fin du film, un travelling s’arrête sur la tombe profanée d’une des victimes des événements de l’année 1964. Seuls subsistent les mots « not forgotten ». Un autre petit rien, une autre braise qui peut s’enflammer au moindre souffle. Ces deux manières de révéler par le montage la haine qui consume les États-Unis et la difficulté de l’éteindre, quelle que soit l’époque, témoignent de ce que le film réussit le mieux.
Dans ses meilleurs moments, Parker filme en effet l’enquête comme un affrontement spectaculaire : d’un côté les flammes, de l’autre la mise en scène de la puissance de l’État fédéral. Il s’agit alors d’un duel entre deux visions, la victoire revenant à celui qui parvient à imposer son regard. Sur une idée de l’agent Ward, le quartier général du FBI est installé dans un cinéma, comme si sa mission véritable revenait à modeler une nouvelle image des exactions suprémacistes. Mais cette ingérence par le regard se révèle être la cause de l’échec de Ward. L’explication en est livrée par Anderson : donner à voir le complexe d’infériorité du Sud reviendrait à faire empirer la situation, en convaincant les indécis de défendre ce qu’ils nomment « leur mode de vie ». À la place, il faudrait inciter les racistes à s’entre-dévorer en les forçant à retourner leur système de terreur contre eux-mêmes. Une conclusion didactique et trop peu nuancée pour ne pas être discutée, mais qui aura entretemps rendu possible le développement de l’aspect le plus intéressant du film, à savoir l’introduction d’un nouveau regard extérieur, de surcroît filmé, permettant de changer la situation. C’est que Mississippi Burning s’inscrit lui-même dans cette démarche : par les plans d’ouverture et de fermeture décrits plus haut, il tisse en effet un lien entre l’année durant laquelle se déroulent les événements qui ont inspiré son histoire (1964) et celle de sa production (1988). Parker réussit alors le pari de faire de son long-métrage une arme au service de la justice, la sortie de Mississippi Burning ayant conduit en 2005 à la réouverture de l’affaire et à la condamnation de l’un des meurtriers de 1964.
L’image manquante
Il faut toutefois remarquer que, dans cette perspective, le film connaît une limite plus visible encore en 2020 qu’à l’époque de sa production : aucun personnage afro-américain de la région n’intervient autrement que pour constater le désastre, fuir ou aider les agents par des conseils donnés du bout des lèvres . Les regards que ces personnages portent sur les flammes expriment la pire des horreurs, celle d’être condamné à l’impuissance, offrant malgré tout des séquences d’une grande intensité. Réduite au silence sous peine de représailles, leur parole est montrée comme entravée : parler reviendrait à provoquer indirectement de nouveaux brasiers. Il y a certes quelque chose de solide dans cette proposition pour peu que l’on se place dans une démarche purement historienne : un tel système d’oppression repose toujours sur le silence forcé des victimes. Pourtant, Parker assume la fiction quand il s’agit de prendre des libertés sur l’enquête et de mettre en scène une réconciliation entre Nordistes et Sudistes. Pourquoi ne pas l’invoquer pour développer un personnage afro-américain directement concerné par les événements ? Mississippi Burning ne se cache certes pas d’être un film centré sur les Blancs et sur leur affrontement autour de la question raciale, mais son récit héroïque aurait peut-être gagné à se détacher des méandres de l’enquête pour se placer du côté des principaux concernés. Après tout, un film aussi conscient de son propos antiraciste peut difficilement se priver du regard des victimes. Mississippi Burning a tout de même pour lui de mettre en lumière cette question de la difficile restitution de la diversité des points de vue, ne serait-ce qu’en se terminant sur le plan de la tombe profanée : cette conclusion très forte sonne comme un avertissement sur les dangers d’une haine qui sommeille encore dans le pays, mais elle matérialise surtout la terrible image d’une parole manquante, peut-être perdue à jamais.