Dès l’introduction, la ligne directrice formelle de Monsieur apparaît : un cadrage fébrile, une image capturée à l’épaule dans le vif de l’action et un montage rapide. À travers une succession d’ellipses de trois minutes, Ratna, une jeune servante, boucle ses bagages puis quitte son village, sa mère et sa sœur pour rejoindre urgemment Bombay et reprendre son travail. Traversant l’agitation urbaine, elle laisse deviner un tempérament discret mais non moins solide et indépendant. Arrivée à destination, son reflet dans la porte vitrée de l’immeuble est rejoint par le titre du film – c’est la marque de l’inévitable rapport de hiérarchie qui l’attend au-delà de ces murs. Son lieu de vie et de travail n’est autre qu’un appartement vaste et luxueux dont le propriétaire, un jeune homme fortuné prénommé Ashwin, vient d’annuler son mariage après avoir découvert l’infidélité de sa promise. Ce décor accueillera l’essentiel du film, déterminant l’évolution de la relation entre ces deux personnages que tout semble d’abord opposer. Les quelques respirations à l’extérieur, lorsqu’Ashwin se rend sur le chantier qu’il dirige ou encore quand Ratna se forme à la couture, demeurent furtives et représentent une minorité de scènes en comparaison avec le temps passé chez le jeune homme. L’agencement du lieu est rapidement défini par les allers-retours qui l’investissent, et les deux personnages sont nécessairement amenés à partager leur espace de vie. Si l’essentiel du montage applique le principe du champ-contrechamp pour ne rien cacher de leurs interactions et mieux les amener à se réunir au sein d’un même plan, un procédé notable est utilisé à plusieurs reprises, ponctuant différents stades de leur relation. Séparés par une cloison alors qu’ils vaquent, pensifs, à leurs activités respectives, la caméra glisse de lui à elle en un travelling latéral. Bien que superficiels dans le déroulement dramatique, ces quelques plans constituent des instants de répit bienvenus à l’intérieur d‘un découpage qui prend rarement le temps de la contemplation.
Réciprocité
Dans sa volonté – qui semble avant tout de l’ordre du réflexe – de faire de chaque péripétie un prétexte de rebond scénaristique, Rohena Gera construit son film sur un principe de réciprocité. Des simples interactions cordiales entre la servante et son maître, aux échanges plus denses au cours desquels ils tentent de se tirer mutuellement vers le haut, il se maintient un équilibre quelque peu automatique et sans grand relief. C’est d’abord Ratna qui a un mot gentil pour son maître, déprimé suite au récent échec de ses noces. Puis celui-ci veille à la rassurer à mesure qu’elle subit les remarques et humiliations de divers intervenants de passage (pour la plupart des femmes fortunées qui, en profitant de leur situation, favorisent les discriminations et participent à creuser le fossé entre les classes sociales). Au-delà du sentimentalisme qui résonne de manière imposante derrière les mots et regards que s’échangent Ratna et Ashwin, c’est dans leur nature bienveillante, qui sans cesse encourage l’autre à révéler le meilleur de lui-même et à se faire confiance, que réside l’intérêt principal du film. Au sein d’une société régie par les codes de conduite et le qu’en-dira-t-on, chacun semble avoir une conception différente du bonheur. Devenue veuve étant jeune, Ratna considère sa vie privée condamnée et vit à travers sa sœur dont elle prend financièrement en charge les études, lui permettant ainsi de suivre un chemin dénué des exigences du mariage et de ses conséquences sur l’avenir. Le jeune maître, quant à lui, ne manque de rien mais, après avoir abandonné son rêve en Amérique, s’accroche à l’idée d’un amour véritable. Le poids du regard des autres s’avère être l’entrave majeure dans l’accomplissement de Ratna, contre laquelle le personnage masculin lutte, de manière parfois maladroite mais significative de son conditionnement inconscient à une société patriarcale : « Aujourd’hui les hommes de la ville veulent des femmes qui travaillent », lui lance-t-il par exemple. À l’image de Rafiki de Wanuri Kahiu, dont l’intérêt véritable est de traiter de l’homosexualité au Kenya où elle est encore censurée, le récit d’émancipation qu’expose Rohena Gera dans Monsieur tente de mettre à mal les codes et principes qui contraignent la femme indienne. Si l’enjeu est louable, on peut toutefois regretter que la réalisatrice use de ficelles scénaristiques systématiques et apparentes pour tisser son premier film, reléguant tout élément extérieur à l’intrigue sentimentale au rang de simple anecdote, nécessaire à alimenter la romance des protagonistes.