L’écrasante ouverture de Moonage Daydream affiche sans ambages son horizon mythologique. Apparaît d’abord une longue citation où David Bowie livre ses réflexions personnelles sur le thème nietzschéen de la « mort de Dieu ». Puis, le nom du chanteur envahit lentement l’écran, lettre par lettre, alors qu’on entend sa voix se livrer à une méditation aux accents augustiniens sur le passage du temps. En le présentant d’emblée comme un prophète visionnaire et même comme un véritable penseur, Brett Morgen esquisse une trajectoire tout à fait claire : il ne s’agira pas de détricoter la légende Bowie, mais de l’exacerber plus que jamais. Ce pari n’est qu’à moitié tenu : convaincant dans ses moments les plus expérimentaux, le film l’est moins lorsqu’il adopte un didactisme académique qui sied peu à son objet.
Moonage Daydream fait de la figure de Bowie sa matière essentielle : son corps est en permanence présent à l’écran, tandis que sa voix constitue la principale bande-son, à travers des extraits d’entretiens ou de chansons (tantôt dans les versions studio, tantôt dans des versions alternatives ou live qui viennent accompagner des scènes de concerts ou de répétitions). Mis à part deux ou trois fans interrogés au détour d’une file d’attente sur leur fascination pour le chanteur, Morgen choisit de ne laisser la parole qu’à ce dernier. On ne verra donc ni son entourage dévoiler l’homme derrière l’icône, ni des spécialistes situer Bowie dans le panthéon du rock – si bien que le film embrasse sans détour l’horizon de l’hagiographie, l’artiste apparaissant comme un démiurge autosuffisant dont les influences sont principalement tues. Ainsi entend-on plusieurs fois les symphonies que Philip Glass a écrites à partir de la trilogie berlinoise (Low, Heroes, Lodger), sans que le nom du compositeur minimaliste soit prononcé. Quant à Brian Eno, acteur décisif dans la genèse de ces trois albums, il reste presque autant dans l’ombre, même s’il apparaît très furtivement à l’écran. L’approche de Brett Morgen est donc résolument internaliste, au sens où le film se déploie presque intégralement dans l’univers mythique façonné par Bowie lui-même, sans chercher à ressaisir ses conditions d’émergence.
Sound and Vision
Écartant toute prétention à l’objectivité, Moonage Daydream ne vise donc pas à documenter l’envers d’un quelconque décor. Si les enregistrements conservés voient parfois Bowie se confier pudiquement sur sa vie intérieure, sa solitude et son aspiration à la sérénité, ces quelques aperçus sont trop fragmentaires pour dessiner un véritable portrait psychologique. L’intérêt de ce kaléidoscope se loge plutôt dans sa volonté de rendre à l’art de Bowie toute sa puissance sensorielle, en prenant la forme d’une expérience synesthétique et psychédélique par l’association d’images vivement bigarrées aux chansons. Puisant dans des archives parfois inédites, Morgen parvient à livrer quelques moments saisissants, bien que certains ne soient redevables qu’à l’intelligence du chanteur, dont les réflexions donnent au film une certaine épaisseur.
La première moitié du film ne s’encombre pas de linéarité chronologique, comme pour embrasser la tendance de Bowie à faire éclater tous les cadres préconçus, à l’appui d’un montage souvent frénétique et surréaliste. Aussi regrette-t-on de voir Moonage Daydream finir par épouser une trajectoire davantage convenue, à partir de la partie consacrée à la trilogie berlinoise. Le montage se fait alors plus sage, la construction plus rectiligne (on vogue à présent sereinement d’album en album, dans un parcours assaisonné de quelques épisodes biographiques) ; la bande-son, quant à elle, ressemble de plus en plus à un best-of de Bowie, là où la première moitié faisait la part belle aux expérimentations sonores comme plastiques. Si les archives restent souvent fascinantes, leur mise en ordre devient alors presque indigeste, dans un film qui peine à tenir ses promesses sur la durée.