Même si Marian Crişan réalise ici son premier long-métrage, il a déjà une Palme d’Or en poche, celle du court, obtenue à Cannes en 2008 avec Megatron. La vitalité et le ton du cinéma roumain ne sont plus des découvertes ; avec par exemple La Fille la plus heureuse du monde (2009) de Radu Jude, Morgen appartient à ce que l’on peut considérer comme un deuxième âge de cette cinématographie, et confirme la bonne tenue d’ensemble des films qui nous parviennent de ce pays.
Nelu mène une existence un peu grise et sans relief. Il habite une vieille bicoque au toit défoncé avec sa femme un peu mégère sur les bords. Il est aussi un vigile bienveillant dans le supermarché de la petite ville frontalière de Salonta, affublé pour les circonstances d’une tenue passablement ridicule, siglée « Predator Security ». Tout est périphérique dans Morgen, son espace en premier lieu : un no man’s land frontalier coincé entre Roumanie et Hongrie, situé lui-même dans ce que l’on pourrait caractériser comme une banlieue européenne délaissée, constituant un quasi angle mort en tant que représentation, cinématographique ou autre.
Le film s’ouvre de bon matin ; la caméra suit longuement, depuis l’arrière, le side-car de Nelu qui progresse laborieusement sur la route avant d’atteindre un poste frontière. De retour d’une partie de pêche, le voilà aux prises avec un fonctionnaire tatillon. La conversation hésite entre tension et absurde. À terme, il peut rejoindre sa contrée roumaine, mais ce n’est pas le cas de son passager clandestin coupable d’un défaut de papier : une carpe. Le poisson doit être abandonné à une mort cruelle par asphyxie sur le bitume. Du coup, une place se libère dans le véhicule. Lors d’une autre partie de pêche, il tombe sur un gros poisson : un Turc échoué par là. Behran est en route vers l’Allemagne. Tempête sous un crâne, celui de Nelu : voici le badaud embarqué dans le side-car ; le duo sur lequel repose le métrage est ainsi constitué.
D’une tonalité subtilement burlesque, Morgen joue avec un certain nombre des ressorts du genre. On ne se situe pas pour autant dans le cadre d’une association dépariée, mais plutôt une complémentarité intuitive et hasardeuse. Complètement paumé, Behran trouve en Nelu un point d’ancrage, et ce dernier voit en ce migrant une sorte de contrechamp « exotique » face à la pesanteur centripète d’une existence à l’horizon limité, pour ne pas dire bouché. Morgen est moins muet qu’une carpe tout en reposant sur une forte incommunicabilité : la langue de l’un étant tout ce qu’il y a de plus inintelligible pour l’autre. Le spectateur non turcophone est convié au partage de cette béance puisque le réalisateur a choisi de ne pas sous-titrer les paroles de Behran. Ce déficit de compréhension par le langage tend à recentrer le film sur un autre élément burlesque : la gestuelle et la corporalité, ceci passant par la mise en présence de corps aux caractéristiques contrastées ; Nelu est aussi massif et pataud que Behran petit et vif. À partir de cette situation, le film se déploie en un théâtre hésitant entre élans humanistes et compromission, grandeur d’âme et petites lâchetés. En venant en aide à Behran, Nelu devient une sorte de fugitif – peut-être se fuit-il lui-même ? – et entre dans un jeu du chat et de la souris avec les autorités, ceci étant rendu tout en causticité dilatée.
Il est aussi question de dilatation dans le geste cinématographique puisque Morgen trouve sa belle efficience dans l’usage de plans séquence – l’une des marques de fabrique du cinéma roumain –, le plus souvent étirés et fixes, mais toujours légèrement branlants. Parfois portée, la caméra peut alors prendre en charge le déplacement de façon heurtée, à moins que ce ne soit le contraire. Dans ces conditions, l’usage de la durée parvient souvent admirablement à construire des séquences qui se gonflent d’un état de flottement qui appartient aussi bien aux personnages qu’aux lieux ou situations. À de rares exceptions un peu forcés (la bagarre lors de la partie de football), ces plans disposent le plus souvent de belles dynamiques internes – compositions et montage interne, jeux sur les échelles et la profondeur de champ – où se succèdent, superposent et disputent sur le fil du rasoir la comédie, l’émotion, le suspense et le drame. Bruitiste, corporel, dilaté : si l’ombre de Jacques Tati plane largement ici, Morgen représente le cas d’un essaimage réussi et Marian Crişan un nouveau cinéaste roumain dont on aura plaisir à prendre des nouvelles.