Avant cela assistant réalisateur (Amen, La Mort de Dante Lazarescu) et remarqué par un court-métrage, The Tube with a Hat (2006), primé dans une flopée de festivals, Radu Jude réalise donc son premier long avec La Fille la plus heureuse du monde. Qu’il se passe des choses bigrement intéressantes en Roumanie n’est plus du tout une découverte, c’est une confirmation, pour ne pas dire une banalité. Ce dernier venu est en la preuve.
On ne tarde pas à la découvrir, cette fille la plus heureuse du monde, elle a droit aux premiers plans. Voici donc Delia, vieille adolescente pas encore jeune femme, joufflue, peau boutonneuse et luisante, boudeuse et rendue un peu malade par l’odeur de carburant mêlée à celle du désodorisant intérieur, affalée à l’arrière d’une bagnole déglinguée. Quelques plans plus tard, toujours fixement, le triptyque père-mère-fille est formé à l’écran, toujours à l’intérieur de l’habitacle ; cette solidarité dans l’image paraît déjà bien fragile. Bientôt ce petit monde est amené à se changer dans les WC d’une station-service, on retire les vieilles frusques, on se fait beau, les filles arborent un fringant brushing ; même la voiture a droit à sa séance de toilettage : c’est que ces provinciaux montent à Bucarest.
Delia a gagné une belle voiture (une Dacia-Renault break) toute neuve au jeu concours d’une marque de jus d’orange. Elle vient à la capitale pour recevoir son prix et doit, au préalable, tourner une publicité vantant les mérites du breuvage, qui rend donc le plus heureux du monde. L’arrivée à Bucarest est aussi une arrivée dans l’artifice audiovisuel, parmi la grosse machinerie, le décor, les camions de la régie. La Fille la plus heureuse du monde se déroule dans une unité de lieu et de temps, l’après-midi et le début de soirée sont vécus dans une impression de continuité. Une séance de maquillage tenant plus de la torture, un texte à apprendre ; Delia est un corps qui doit entrer en scène et se mettre en scène, ce ne sera pas de la tarte.
Radu Jude organise une belle tension sur ce lieu de tournage, dans l’esprit du spectateur s’inscrit la question de ce qui est de l’ordre de la fiction et ce qui est de l’ordre du réel. À quel registre appartiennent ces corps qui passent entre la caméra et les sujets du film, l’arrière-plan est-il contrôlé ? Cette porosité entre le plateau d’une grossière fiction et ce qui l’environne affine implicitement le portrait d’une société très étirée, de ces pubards parvenus condescendants à ceux qui peinent pour joindre les deux bouts, vainqueurs et vaincus de l’époque post-communiste. L’intérêt du film, et l’intelligence du cinéaste, est d’avoir composer avec cette famille d’une condition et d’un statut incertains, ni miséreux ni fortunés, disons des presque vaincus qui souhaiteraient rejoindre le camp des vainqueurs.
Après avoir posé ses personnages et leur espace-temps, Radu Jude, dans une narration et des plans qui semblent bégayer, distille de manière diffuse et patiente une double dynamique : Delia se révèle une bien piètre comédienne et la famille se chamaille à propos du sort de la voiture. S’il avait été convenu de la vendre, les parents ont des projets pour mettre du beurre dans les épinards ; la jeune fille est prise d’hésitation et voudrait en disposer pour aller à la mer avec ses copines. Avec ce matériau somme toute assez mince, le cinéaste fait monter le ton très progressivement jusqu’à des pics a priori insoupçonnés. Le rapport au matérialisme est ainsi un enjeu traité de manière très grinçante, et le tournage tourne à l’humiliation : « Cette fille a de la moustache », « Tu avais l’air morte » s’entend-elle dire alors qu’elle doit ingurgiter des litres de ce breuvage suspect. Quant aux rapports entre Delia et ses parents, ils sont peu à peu secoués par une grande violence, comme lors de cette sidérante séquence d’affrontement verbal entre le père et sa fille, où comment celui qui a raté sa vie s’accorde le droit de décider ce qu’elle doit faire pour ne pas rater la sienne. Le sacrifice des parents commanderait celui de la fille.
Radu Jude charge cet espace-temps unique de ces tensions, entre des générations aux aspirations contradictoires et aux intérêts divergents ; un petit théâtre oscillant entre l’absurde, la férocité et la tragédie, qu’il obtient à la faveur d’une écriture cinématographique sèche, précise et subtile. L’imaginaire historique et social de la Roumanie fonctionne, implicitement, à plein régime. Par exemple ce père paraît être pris de vieux réflexes autoritaires ; dans l’esprit du spectateur, il fait un très bon ancien fonctionnaire ordinaire du régime de Ceaucescu, une de ces petites mains qui faisaient tourner la machine. Quant à Delia, elle est vierge en la matière, âgée de 18 ans, elle pourrait bien être née une certaine année 1989, au moins peu de temps après. La Fille la plus heureuse du monde se déploie ainsi sans esbroufe, pour former une belle variation sur la difficulté de s’inventer un présent et un devenir, dont la portée roumaine ne doit pas occulter la part universelle de cette satire implacable.