Non, la réponse du cinéma espagnol à l’étau franquiste n’a pas commencé avec la Movida, pas plus avec Saura (Cría Cuervos) ou Erice (L’Esprit de la ruche). En 1955 déjà, excédé par l’indigence d’une production cinématographique nationale corsetée par le conservatisme d’État, le cinéaste Juan Antonio Bardem formulait avec Mort d’un cycliste la critique à peine censurée d’un ordre bourgeois aussi étouffant qu’hypocrite.
L’ouverture dévoile le banal paysage de campagne que l’automne a rendue glaciale et presque nue. C’est à l’arrière-plan de cette image d’Épinal que le film situe l’infamie : un cycliste — dont on apprendra plus tard qu’il était ouvrier — est renversé par une voiture ; le couple d’automobilistes — des amants adultères issus de la bourgeoisie — le laissent mourir là pour garder leur secret, si difficile à préserver dans une société comme la leur. D’ailleurs, les complications ne tardent pas. Lui, professeur d’université célibataire, en butte avec sa mère et souffrant de devoir sa situation aisée à l’influence de son beau-frère, est si rongé par l’incident qu’il commet sans s’en rendre compte un abus de pouvoir qui déclenche une contestation étudiante et une double remise en question : par les autres de son poste, et par lui-même de l’hypocrisie de sa situation. Elle (jouée par l’Italienne Lucia Bosè), épouse de raison d’un riche industriel, doit endurer les assauts d’un parasite et maître-chanteur qui ce jour-là l’a aperçue là où elle n’aurait pas dû être, et tente de préserver son mariage. Soumis à tant de tiraillements et de pression, il sera difficile à l’amour de triompher.
Partant de l’inaugural accident devenu crime, le film tâche ainsi de mettre au jour une ramification de l’hypocrisie bourgeoise favorisée par le régime franquiste, toile où la relation amoureuse interdite finit par être enserrée, absorbée et dissoute dans le mensonge dominant. Entre les acmés d’ouverture et de fermeture, ce sont beaucoup de captations d’échanges dialogués, souvent osés dans leur exposition d’une société frelatée où gravitent profiteurs et parvenus perpétuant la comédie des apparences (dont le maître-chanteur se prétend le dénonciateur alors même qu’il y participe en s’en gorgeant). Pour rendre toute la froideur délétère de ces échanges et de cette atmosphère, le film mise beaucoup sur les marques d’implacabilité d’une mise en scène captant ce manège, avec des cadrages au cordeau jouant sur le gros plan et la profondeur de champ, et surtout un montage qui achève d’exprimer le caractère cyclique infernal du mensonge social.
Circuit fermé
Ce montage est le signe le plus évident d’une direction formelle dont le systématisme fait à la fois la force et la limite. Celui-ci assure son efficacité dans sa posture (au sens non péjoratif du terme) dénonciatrice ; mais en même temps il le bride quelque peu, par la lecture immédiate et récurrente qu’elle impose, et par la suprématie de procédés qui tend à encombrer l’expressivité des scènes. Il s’agit d’un montage en écho, créant des champs-contrechamps entre le dernier plan d’une scène et le premier plan de la suivante en un temps et un lieu différents, suggérant ainsi des associations d’idées : entre l’amant oppressé chez sa mère et l’amante oppressée dans une soirée mondaine ; entre le discours d’un politicien à un banquet et le spectateur d’un film d’actualités de propagande dans une salle de cinéma ; entre le maître-chanteur lançant rageusement une bouteille et un bris de vitre causé par un étudiant contestataire ; etc. C’est comme si les scènes étaient sommées de toutes se donner la main pour former une ronde dont on ne sortirait jamais. Désireux de secouer l’informité filmique qui constituait la norme, Bardem œuvrait à soumettre totalement l’écriture et la forme à son discours. Soumission telle qu’à l’arrivée, on se demande si le cinéaste n’a pas conçu son film à l’image de son titre : comme une roue mortifère qui aura tourné inexorablement.
Le procédé est à double tranchant. Il trouve une pertinence lorsqu’il s’agit d’orchestrer un va-et-vient permanent entre deux espaces proches, les environnements bourgeois des deux amants, mettant en évidence les rapports consanguins qui se nouent dans cette société renfermée : mariages fondés sur l’apparence et la fortune, indissociabilité du politique et des médias, relations frelatées qui ne peuvent que compromettre celle, supposée plus pure, entre les protagonistes. En revanche, quand les espaces et les temps entre deux scènes se font plus distants (l’exemple de la bouteille et du bris de verre), l’association d’idées se fait moins naturelle, le procédé apparaît plus comme tel, nuisant à l’incarnation du propos. Le caractère cyclique dessiné par cette direction formelle est rendu plus gênant encore par la conclusion du film, une fin imposée par la censure pour moraliser le récit et qui, à quelques différences près (des ruses du cinéaste pour contredire cette rigueur morale), fait précisément écho à l’ouverture, rendant toute la mécanique encore un peu plus artificielle.
On voit bien, en filigrane de Mort d’un cycliste, les besoins et intentions louables de Juan Antonio Bardem : faire œuvre de cinéma au sein d’une production où cet art se trouve totalement asservi et vidé de sa raison d’être ; formuler un discours de vérité là où toute vérité est dangereuse à dire. Le film reste à découvrir, pour cette volonté qui transparaît à l’image, pour cette tentative. Or si le geste de contestation est bien là, c’est au prix d’un cinéma soumis à une bride d’un autre genre, moins neutralisante mais presque aussi autoritaire : un cinéma sommé d’appliquer des principes qui sont moins des partis pris de cinéaste que des règles rigides où la forme ne laisse plus s’échapper le discours, mais l’encadre strictement et ne peut pas s’empêcher, par moments, de prendre le pas sur lui. Le vouloir-dire devient ici un vouloir-filmer un peu trop démonstratif pour toucher tout à fait. Le cinéma espagnol se réveillait, mais devait trouver d’autres mouvements pour se libérer.