La date est symbolique: en 1975, année de tournage de Cría Cuervos, le caudillo Francisco Franco décède, après près de quarante ans de règne à la tête de l’État espagnol. Deux ans plus tard, le roi Juan Carlos fait voter les premières lois démocratiques. Pour Carlos Saura, cette mort signe la fin d’un long combat artistique, dont Cría Cuervos est le point d’orgue. Combat contre le franquisme, contre une idéologie conservatrice et réactionnaire, dont les principales valeurs s’appellent Église, famille et armée, et les outils, terreur, propagande et censure. Mais, au-delà des intentions politiques, peut-être un peu datées aujourd’hui, Cría Cuervos se pose aussi comme l’un des films les plus justes sur l’enfance et ses cruautés.
« Cría cuervos y te sacarán los ojos » (« Nourris les corbeaux, et ils t’arracheront les yeux ») dit le proverbe espagnol, dont est tiré le titre du film. L’image est d’autant plus belle qu’elle est très parlante : quand Ana, dix ans, caresse le visage de son père mort puis lave le verre de lait qu’elle pense avoir empoisonné, le contraste est violent entre l’innocence de l’enfant et ses méthodes de serial-killeuse aux traits durs et impassibles. Qu’importe si le poison (en fait, du bicarbonate) est véritablement efficace : l’important, pour Carlos Saura, est qu’Ana y croit et garde en tête l’idée fixe de tuer qui elle désire, ou qui le désire.
La mort est partout dans la vie d’Ana depuis que sa mère s’est éteinte après une affreuse et longue maladie. L’enfant l’appelle comme un exutoire à sa souffrance : en cherchant à tuer son père, puis sa tante Paulina, et en proposant à sa grand-mère de l’aider à mourir, elle se confronte à quelque chose qui la dépasse, qu’elle ne comprend pas très bien, et pour laquelle elle a une fascination dérangeante. Fascination qui peut rapidement se transformer en rejet : après avoir caressé les cheveux de son père mort, elle refuse d’embrasser son front dans son cercueil. Comme si la petite fille refusait l’idée que la mort puisse se concevoir de cette manière, dans l’immobilité tragique d’un corps. Ainsi, lorsqu’elle propose à sa grand-mère de lui fournir du poison, Ana l’inclut dans une vision positive de la mort, comme un remède à une triste vie qui n’a plus de sens.
Son sens à elle, Ana le découvre dans la fuite des réalités, dans un monde de rêves où les bruits assourdissants de la rue seraient couverts par une jolie chanson comme « Porque te vas », et où tout serait possible, comme de sauter d’un immeuble et de s’envoler. Où, surtout, sa mère serait toujours là, triste et tendre fantôme qui viendrait la cajoler et lui réapprendre l’innocence. Les jeux d’Ana – comme coiffer une poupée dans le fond d’une piscine vide, demander à la bonne de lui montrer son abondante poitrine, ou se déguiser avec les vêtements de sa tante et reproduire les scènes de dispute entre sa mère et son père – n’ont plus grand-chose d’innocent. Mais si elle tire aussi satisfaction d’amusements plus enfantins – jouer à cache-cache avec ses deux sœurs, ou danser avec elles dans un total oubli de soi –, c’est qu’Ana est perdue dans les contradictions d’une éducation profondément conservatrice et puritaine, où les enfants n’ont pas le droit à la parole, et les scènes terribles dont elle est l’involontaire témoin. Quand elle aperçoit son père caresser les seins de la bonne à travers une vitre, embrasser une femme mariée dans un buisson ou se disputer violemment avec sa femme, Ana n’y comprend rien, si ce n’est que son père a tué sa mère à petit feu, et qu’il mérite sa vengeance.
Carlos Saura ne juge pas les actes vengeurs de son personnage ; il les approuve plutôt. Soumis depuis le début de sa carrière à une censure rien moins que conciliante, le cinéaste savait jouer des symboles les moins visibles pour exprimer sa haine du régime de Franco. Il n’est pas faux ainsi de voir dans le personnage du père – militaire de carrière – le symbole de la dictature franquiste et de ses horreurs, dans la mère, celle de la République espagnole assassinée, et dans la grand-mère, le fier passé de la Grande Espagne. Ana représenterait quant à elle le futur incertain du pays, dans lequel Carlos Saura mettrait un espoir ambigu, puisqu’il s’agirait de construire un nouveau régime sur un meurtre – ou tout au moins sur une mort. Le titre du film revient alors comme un coup de fouet: ces corbeaux que Franco a nourris dans la haine se retourneront finalement contre lui…
Mais résumer Cría Cuervos à des détournements habiles de la censure serait en réduire la portée, comme si aujourd’hui le film n’avait plus qu’une valeur historique à la limite de la pédagogie, destinée uniquement aux classes d’espagnol du lycée. L’œuvre garde toute sa force trente ans après sa sortie parce qu’elle contient aussi une réflexion atemporelle sur le souvenir, que Carlos Saura glisse dans une construction très aboutie de la temporalité, où futur, passé et présent s’entremêlent. Cette construction est bien évidemment d’abord un ressort scénaristique explicatif des actes du personnage principal. Mais l’enchaînement entre les scènes du présent, celles du passé, où la mère est encore vivante, et celles du futur, où Ana, devenue adulte, revient sur ces moments qui ont marqué son existence, pose avec une profonde sobriété des questions complexes : d’où vient la mémoire ? Qu’est-ce qui la construit ? À quoi se rattache-t-on pour se fabriquer des souvenirs ? Le générique, construit autour de photos de la famille réunie, apporte un élément de réponse : c’est par l’image, qu’elle soit réelle ou rêvée, immédiate ou construite (la grand-mère passe son temps à regarder des photos, Ana « recrée » sa mère) que l’on se souvient des moments forts de son existence, morceaux épars et choisis qui sont personnels à chacun. Il n’y a pas forcément un fil conducteur dans ces souvenirs, réveillés les uns au fur et à mesure des autres.
Carlos Saura assume complètement ce choix scénaristique en faisant de Cría Cuervos une succession de scènes de vie, très intimistes et concentrées sur le personnage d’Ana, qui n’ont pas forcément un intérêt vital dans la narration, et qui n’apportent pas toutes des éléments de réponse : car ces scènes-là, ce sont celles qu’Ana a retenues, et qui vont l’aider à construire son futur, à avancer malgré les difficultés. Avec la scène finale, où l’on voit Ana et ses deux sœurs se diriger vers l’école au son de « Porque te vas », le cinéaste achève son film sur une note d’optimisme : d’abord ange porteur de mort, Ana est devenue la clé d’un hymne à la vie. Et le long panoramique qui s’ensuit, sur la ville et le ciel, si clairs après les scènes étouffantes dans la maison d’Ana, est comme le cri d’espoir d’une caméra enivrée.
Après ce film et la fin du franquisme, Carlos Saura se tournera vers d’autres univers, comme la danse et le flamenco, avec Carmen et Tango. Mais Cría Cuervos reste le chef-d’œuvre d’un cinéma espagnol que l’on cherchait à bâillonner, et qui n’attendait que la mort d’un homme pour renaître, plus éclatant que jamais.