Soutenu par Le Fresnoy (le studio national des arts contemporains), Mouton ressemble à ces films du moyen-terme, qui champignonnent à l’ombre des cases « grand public » de la grille hebdomadaire. Raphaël Siboni, Virgil Vernier, Denis Côté, Héléna Klotz, ils sont nombreux à se pelotonner dans les recoins moites de l’extrême contemporain, biberonnés aux nouveaux médias, à la vidéo, au documentaire et aux blacks boxes de l’expended cinema (le marronnier des « nouveaux explos » du cinéma exilé, attirés par l’éclat des néons), leurs films barbotent aux confluences de l’arty et de l’expérimental mainstream. Coproduit par l’institution en vogue du nouveau cinéma branchouille, la première fiction de Marianne Pistone et Gilles Deroo n’échappe pas à la règle : peuplé de trognes du Nord et frangé par le documentaire, leur cinéma rappelle les récits titubants de Vernier tout en lorgnant sur Bruno Dumont, la mythologie du premier et le mysticisme du second en moins. Premier essai audacieux (quoique un peu crâneur) pour ces deux documentaristes de formation, adoubés à Locarno et reçus, donc, dans le cercle fermé du jeune cinéma souillé – où s’écaillent les cloisons entre les genres, le jeu et le non simulé.
Amateurisme
Tout commence dans le bureau d’un juge pour enfants, à Caen. Malgré les grognements à peine articulés d’un petit bloc de femme, le môme « Mouton » est placé sous tutelle, loin de sa mère. D’emblée, le film dresse son pavillon bien haut et récolte les fruits d’une méthode séduisante dont l’acteur non professionnel représente la pièce maîtresse. Contrairement aux fictions héritières du néoréalisme, où le modèle est choisi pour reproduire sans difficulté (ni mensonge…) sa pantomime du quotidien, l’amateurisme surgit ici à tous les plans, exhibant – et c’est heureux – la vulnérabilité des acteurs sans jamais froisser la trame du récit. L’histoire se déroule ainsi dans un village maritime de Basse-Normandie, à Courseulles-sur-Mer. Elle prend pour cadre la plage, l’hôtel-restaurant où Mouton fait son apprentissage, et brosse une petite meute ricaneuse aux rituels tendres et sadiques. On y reçoit des salves de crachat le sourire aux lèvres, comme on ferait des bisous ou des caresses. On y fraternise autour d’un kebab, à califourchon sur le rempart de la croisette. Et on y fait du touche-pipi en public, dans une kermesse éthylique peuplée de figurants made in Groland. C’est là qu’au détour d’une fête de prolos filmés comme des « freaks », toute la justesse de la première partie s’effondre et dévoile les fondations du projet : une sorte de fascination morbide pour les infâmes, que reflète la dégénérescence de la seconde partie du film.
The bad shepherd
Tout bascule avec la fête en question, qui tourne à l’eau de boudin : Mouton y perd un bras, comme on perd une molaire dans une baston. Assez incompréhensiblement, les réalisateurs profitent de l’occasion pour marquer la césure, et brouiller les pistes de leur style. La caméra chaloupe pour singer l’ivresse, puis les acteurs prennent la pose, au diapason des cinéastes, subitement étrangers à la sensualité qui avait emporté notre adhésion dans la première partie du film. Alors, sous couvert de dérégler l’univers méticuleusement ébauché par petites touches pointillistes, Pistone et Deroo effilochent leur lainage documentaire en un cheptel de séquences chapitrées, censées creuser les répercussions du départ de Mouton chez chaque membre du clan. En résulte une deuxième partie franchement ennuyeuse où chaque geste est enflé par les intentions transparentes d’une mise en scène à la recherche de sa propre légitimité. Vacillant dans l’auto parodie, le film tend un miroir à ses géniteurs et flirte avec les écueils d’un cinéma guetté par la prétention snobinarde. Dommage, surtout quand on se remémore, un peu amer, le magnétisme discret de la première heure, juste avant que Mouton ne cède à son instinct grégaire : la tentation casse-gueule du dispositif en forme de « bonne idée ».