Un blockbuster belge… en voilà un drôle de concept. En fait, à capitaux franco-britannico-belgo-canadiens, ce film est de partout et de nulle part : une sorte de ciné-monde recyclant les garanties gâteuses d’une industrie globalisée. On glose beaucoup ces derniers temps sur la volonté d’un homme, Jaco Van Dormael, et d’un projet, titanesque et homérique. On parle moins de son conformisme formidablement mou, de son asservissement aux codes défleuris d’un genre fin de siècle ringard (dans le sillage, on aperçoit les silhouettes bouffies de L’Effet papillon – 1, 2 ou 3 – ou de Requiem for a Dream). La Belgique a son Jean-Pierre Jeunet !
Quatorze ans que Jaco Van Dormael jouait au chat et à la souris avec son public, repoussant tournage et sortie au rythme des rebuffades financières – aux dernières nouvelles, le budget s’élève à plus de 35 millions d’euros – et des désillusions festivalières, Thierry Frémaut l’ayant déclaré inapte pour Cannes. Le projet est ambitieux, il semble même très sincère… Van Dormael le cajole quotidiennement depuis 1996 et son dernier long-métrage, le si consensuel Huitième Jour. Au débouché de ce succès public, le cinéaste belge veut tourner vite : petit sujet, petit budget, petite équipe. Raté, son prochain film sera tout le contraire.
2092. Au milieu des grattes ciels peroxydés, des autoroutes suspendues et des bureaux au mobilier Ikéa collection hiver, un pré-cadavre bouge et déclame son âge, trente-quatre ans. L’assistant social sorti de Star Trek tente de le faire parler. Il serait le dernier mortel de l’humanité, statut peu enviable et frustrant s’il en est. En conviant flash-backs à foison, le cinéaste offre à son spectateur le déroulement de ses nombreuses vies, élucubrées ou réelles, à l’instar d’un vieux livre poussiéreux se laissant découvrir au fil des pages tournées.
Comme toute existence se détermine fatalement lors d’un épisode douloureux de l’enfance – doxa hollywoodienne – le récit rabâche la scène initiale : l’enfant Nemo Nobody doit choisir sur le quai d’une gare entre rester avec son père ou rejoindre sa mère dans le train vrombissant. Selon la décision, tout peut basculer. Le nœud du récit est bien connu, il est l’occasion d’un perpétuel retour en arrière, remise en configuration a posteriori, prolepse, analepse et tutti quanti. Très à la mode, cette structure à l’apparence chaotique mais fonctionnant, in fine, à la manière de poupées russes révèle un penchant affirmé de la production mi-grand public mi-auteur au patchwork alambiqué. L’Effet papillon, Memento ou Eternal Sunshine of the Spotless Mind en sont des exemples frappants : dérouter le spectateur pour mieux le confronter à un twist en perpétuel renouvellement.
Le procédé fonctionne bien (Michel Gondry) ou mal (les autres). Mr Nobody, à multiplier jusqu’à la nausée ces retournements boursouflés, rejoint très vite le camp du vain ennui. Pire : ajouter à cette ritournelle mécanique une adipeuse redondance, des actions et du sens, infantilise le spectateur. L’investissement interprétatif du spectateur est très limité, la bande sonore étant, bien sûr, composée de simples stimuli surlignant l’image. Cette technique, si elle ankylose certains dans leur confort tranquille, en irrite bien d’autres…
L’intérêt ne réside que très sporadiquement au sein de quelques bulles miraculeusement repêchées du massacre environnant. Logiquement, ces bouées de secours sont les scènes les moins ambitieuses, celles qui se suffisent à elles-mêmes, sans cosmétique d’usage. Elles sont fort peu nombreuses mais frustrent d’autant plus car levant un voile fugace sur ce qu’aurait pu devenir ce projet sans cette coupable mégalomanie transformant toute tentative esthétique en une démonstration ridicule. Jaco Van Dormael s’est sans doute perdu dans un rêve trop grand, dans une chimère démesurée que seuls les plus grands – citons Kubrick ou Lynch – peuvent contenir. À trop manger la pomme, on s’étouffe avec le noyau.